Ce travail a été réalisé dans le cadre d’une thèse de doctorat financée par l’Ademe et le programme Metabio de l’Inrae. Les enquêtes de terrain ont pu être réalisées grâce au soutien financier du projet Excipient (programme de recherche Cit’in). L’auteure remercie les porteur·euse·s et les participant·e·s du projet alimentaire de la Provence verte, les relecteur·rice·s anonymes de la revue pour leurs remarques avisées, les coordinateur·rice·s du numéro spécial, ainsi que V. Angeon pour les précieuses suggestions.
Introduction
Le mode « projet », moyen phare parmi les instruments d’action publique (IAP) (Lascoumes et Le Galès 2004), s’impose comme un mode d’action collective et comme un espace où les acteurs sont tenus à se coordonner pour constituer un horizon de perspectives communes. Ce mode d’action va de pair avec un appel massif à la participation des acteurs potentiellement concernés par les tenants et les aboutissants de tels dispositifs. D’abord mobilisé au service de la planification urbaine (Pinson 2004), il s’est progressivement généralisé à de nombreux secteurs de l’action publique. Du domaine agricole (Berriet-Solliec et Trouvé 2013) à celui de la protection de la nature (Dervieux, Jolly et Allouche 2006), il semble aujourd’hui s’étendre au domaine de l’alimentation (Maurines 2016 ; Pahun 2020).
Les Projets alimentaires territoriaux (PAT), issus de la loi d’orientation agricole de 2014, placent la reterritorialisation des activités de production et de consommation alimentaire comme domaine d’intervention prioritaire et se présentent comme de nouveaux espaces d’action pour articuler les ambitions nationales en matière agricole et alimentaire avec les besoins locaux. Les PAT se signalent aujourd’hui comme l’emblème principal du nouveau référentiel sectoriel de politique publique française autour de l’agriculture et de l’alimentation (Darrot, Maréchal et Bréger 2019) et la participation des acteurs apparaît comme une condition sine qua non pour leur mise en place. Néanmoins, force est de constater qu’elle ne recouvre pas le même sens pour tous (Langeard 2015).
Cet article propose alors d’analyser les modes de participation (Qui participe ? Comment ? Sous quelles conditions ?) des acteurs à la mise en place d’un projet alimentaire territorial dans l’arrière-pays toulonnais, en région méditerranéenne française1. Il interroge, en creux, de quelle manière la « mise en projet », entendue comme processus d’adéquation à ce mode d’action publique, influence les processus et modes de participation. L’article présente d’abord l’émergence de l’instrument de l’action publique en question, le PAT, et les implications en termes de participation (section 2). Ensuite, il expose les choix méthodologiques et analytiques faits pour la collecte et le traitement des matériaux (section 3). Enfin, il présente les espaces de dialogue et les modes de participation pendant la phase d’émergence du projet en question (section 4). La dernière section (5) discute les résultats obtenus.
Le Projet alimentaire territorial : un instrument à géométrie variable
Genèse et ambitions d’un instrument d’action publique
Au début de l’année 2014, l’ancien ministre de l’Agriculture Stéphane Le Foll présente la Loi d’avenir de l’Agriculture, de l’Alimentation et de la Forêt (dite LAAF), votée en octobre de la même année. Cette loi souhaite répondre aux nombreux défis auxquels l’agriculture française fait face, à savoir une dépendance au marché de l’agro-industrie, un modèle productif polluant et, par conséquent, nocif à la fois pour la santé humaine, mais aussi pour les écosystèmes. Face à ces problèmes qui s’imbriquent et appellent une réponse pour le moins multidimensionnelle, la loi LAAF érige l’agro-écologie en nouveau mot d’ordre de l’agriculture française, présentée comme « une troisième voie » entre agriculture biologique et conventionnelle, qui permettrait de dépasser les clivages entre modèles de production agricole (Derbez 2020). Les Projets alimentaires territoriaux (PAT) se positionnent alors en tant qu’instruments principaux du nouveau référentiel de politique publique agricole et alimentaire.
Les PAT apparaissent dans la loi de 2014 par un amendement porté par la députée Brigitte Allain sous forme d’un article de loi très concis. Ils se traduisent principalement par une injonction à la reterritorialisation des activités appuyée par un processus de concertation avec les acteurs locaux. De fait, selon ce qui est préconisé par l’amendement, ces instruments doivent être élaborés « de manière concertée avec l’ensemble des acteurs d’un territoire et répondent à l’objectif de structuration de l’économie agricole et de mise en œuvre d’un système alimentaire territorial. [...]. Ils visent à rapprocher les producteurs, les transformateurs, les distributeurs, les collectivités territoriales et les consommateurs et à développer l’agriculture sur les territoires et la qualité de l’alimentation […]. Ils s’appuient sur un diagnostic partagé de l’agriculture et de l’alimentation sur le territoire et la définition d’actions opérationnelles visant la réalisation du projet » [L. 111-2-2 du code rural et de la pêche maritime].
Les PAT peuvent être portés « à l’initiative de l’État et de ses établissements publics, des collectivités territoriales, des associations, des groupements d’intérêt économique et environnemental définis à l’article L. 315-1, des agriculteurs et d’autres acteurs du territoire, ils répondent aux objectifs définis dans le plan régional de l’agriculture durable et sont formalisés sous la forme d’un contrat entre les partenaires engagés » (Ibid.). Bien que le portage de tels projets paraisse peu contraignant d’après le cadre législatif et laisse, en apparence, une marge de liberté importante aux acteurs désireux de s’engager dans ces projets, dans les faits, la grande majorité des PAT est portée par les collectivités territoriales et des acteurs institutionnels (Chambres d’agriculture, directions régionales de l’Agriculture, l’Alimentation et la Forêt, etc.) (Maréchal, Noël et Wallet 2018).
De même, en tant que politiques procédurales (Gourgues 2012), ils « portent davantage sur des procédures que sur la définition de contenus substantiels » (Lascoumes 1994) et s’abstiennent de définir des objectifs qui y seraient clairement visés, mais suggèrent plutôt de grandes procédures pour y parvenir. En réalité, le Programme national de l’Alimentation et la loi EGAlim de 2018 donnent un cadrage quant aux orientations pratiques (Maréchal, Noël et Wallet 2018), l’obtention de financements est ainsi conditionnée à la mise en place de programmes de développement territorial dont les orientations respectent les cadres réglementaires en vigueur.
Depuis leur conception en 2014, les PAT ont rencontré un succès grandissant : en janvier 2023, 387 projets sont reconnus sur le territoire national, dont environ 30 en région PACA. Depuis 2017, le ministère de l’Agriculture a introduit un label valable pour une durée de trois ans. À la suite d’une révision du label en 2021, deux niveaux sont prévus par cette labellisation : le niveau 1 reconnaît et accompagne les PAT émergents tandis que le niveau 2 valorise et donne de la visibilité aux PAT dans une phase opérationnelle. Le label se présente alors comme un outil incitatif visant la valorisation des projets existants et favorisant l’émergence de nouveaux PAT (Guillot et Blatrix 2021). La phase d’émergence des projets correspond à l’élaboration du diagnostic partagé, c’est donc dans cette phase que les maîtres d’ouvrages peuvent s’activer pour ouvrir des espaces de dialogue et consulter les acteurs locaux. La question de la participation apparaît donc centrale dans la mise en œuvre de ces instruments, bien que la définition de qui doit participer, comment et sous quelles conditions, reste à discrétion des porteurs de ces projets.
La mise en projet de l’alimentation : quelles implications en termes de participation ?
De pair avec leur multiplication dans les territoires, les PAT font l’objet d’un intérêt croissant de la part de la communauté scientifique. Dans ces travaux, ils sont souvent analysés au prisme du développement territorial (Houdart, Le Bel et Lardon 2020 ; Loudiyi et Houdart 2019) ou de leur capacité à impulser des dynamiques de transition à travers la mise en place d’arènes de gouvernance alimentaire (Banzo, Corade et Lemarié-Boutry 2022). Ces dispositifs participent en effet à une recomposition des arènes de gouvernance agricoles et alimentaires au niveau des territoires par la constitution de collaborations inédites (Billion 2017) et l’expérimentation de nouvelles formes d’action (Lamine et al. 2022). Certains considèrent alors les PAT comme une instance de dialogue entre les acteurs du système alimentaire, puisque fondés sur une démarche participative large (Michel, Fouilleux et Bricas 2020).
Dans la mise en place de ces dispositifs, les dynamiques collectives et l’existence d’espaces de dialogue, et par conséquent de participation, sont ainsi nécessaires pour construire des formes de coordination des acteurs (Houdart, Le Bel et Lardon 2020) et favoriser une identification « plus précise des problèmes » et « des réponses mieux adaptées » (Farinós Dasí 2009). Dans la mise en place d’un PAT, la phase d’émergence constitue le moment propice pour construire une vision partagée des enjeux et donc identifier les problèmes à traiter (Serrano, Tanguay et Yengué 2021). Cette vision partagée du territoire est une étape fondamentale dans la mise en projet puisqu’elle concourt à formaliser une « pensée de l’existant », c’est-à-dire de « mettre systématiquement en rapport […] un état existant du territoire, ses traces héritées et ses ressources, d’une part, et les objectifs de l’action publique, d’autre part » (Pinson 2004, p. 202). La nature du mode projet requiert de fait des acteurs impliqués la capacité de déployer une vision d’avenir – un dessein, une projection – d’un territoire dans sa globalité (Maréchal, Noël et Wallet 2018). Pendant le processus de « mise en projet », la rationalisation, quantification et objectivation des enjeux à traiter constitue une phase nécessaire pour pouvoir, ensuite, définir des solutions (Boutinet, Richebé et Brechet 2011).
Les travaux récents sur les PAT évoquent, bien que marginalement, les effets de la « projectification » sur la conception des politiques alimentaires territoriales (Mestre 2021). Cette notion pointe d’une part la mise en projet d’une action publique dans le domaine alimentaire et d’autre part la multiplication des appels à projets régissant ces actions (Pahun 2020 ; Tuscano 2022). Certains travaux ont ainsi signalé les évidentes difficultés en lien avec l’ambition intersectorielle requise par l’intervention dans le domaine alimentaire (Billion 2017) ou encore la difficile articulation entre ambitions politiques et mobilisations citoyennes en cours localement (Maréchal, Noël et Wallet 2018). La multiplication des appels à projets encourage, pour sa part, la dépendance de ces dispositifs à la conditionnalité des aides financières, dont l’oscillation semble inciter ou au contraire inhiber leur diffusion (Guillot et Blatrix 2021).
Si la mise en projet correspond donc à un besoin de résolution de problèmes objectivés à partir de concertation, de dialogue entre acteurs (Breton 2014), ce mode d’action ultra-dominant est de facto fondé sur l’hypothèse, rarement remise en question, que le diagnostic est une phase incontournable pour parvenir à une projection. Néanmoins, dans les faits, les projets alimentaires imposent une définition des grandes orientations dès l’appel à projets et les acteurs sont souvent invités à désigner en parallèle les problèmes et leurs solutions. Bien que l’impératif de la participation (Blondiaux et Fourniau 2011) apparaisse comme un moyen nécessaire pour la conduite d’un projet de territoire (Angeon et al. 2007), peu de travaux ont mis en perspective l’exercice et les conditions de la participation avec les spécificités du mode projet, ce que cet article propose de traiter.
Matériels et méthodes
Le projet retenu pour l’analyse est le PAT de la Provence verte (Figure 1). Réunie en communauté d’agglomération, la Provence verte regroupe 28 communes et forme une des huit intercommunalités du Var. Ce territoire accueille environ 100 000 habitants, alterne des plaines viticoles au massif calcaire de la Sainte-Baume et des petits reliefs forestiers. Cette jeune collectivité2 s’articule autour des pôles urbains de Brignoles et Saint-Maximin-la-Sainte-Baume et s’étale sur un périmètre de 947 km² : il en résulte une densité de population plutôt faible, autour de 100 habitants par kilomètre carré. Le territoire, dont la croissance démographique a longtemps stagné, subit depuis quelques années une transformation rapide du fait de l’attractivité immobilière et du développement économique en lien avec l’installation de petites et moyennes entreprises.
Située entre la zone côtière toulonnaise et le parc naturel régional de la Sainte-Baume, la Provence verte se développe dans une zone vallonnée à l’est du sommet de la Sainte-Victoire et est bornée au nord par le parc naturel du Verdon. Le climat doux et la morphologie propice font de la Provence verte un territoire historiquement dédié à l’agriculture malgré le processus de déprise qui a investi l’ensemble des zones rurales et les dynamiques d’urbanisation massive du littoral accompagnées d’une pression urbaine progressive vers l’arrière-pays (Daligaux, Minvielle et Angles 2013).
Le PAT de la Provence verte figure parmi les 33 lauréats de l’appel à projets 2017/2018 du Programme national de l’Alimentation. Le projet, dénommé « Accompagner l’émergence d’un projet alimentaire territorial, par et pour la Provence verte » est porté par la communauté d’agglomération de la Provence verte, mais l’animation est confiée au lycée agricole de Saint-Maximin-la-Sainte-Baume. Cette structure de l’enseignement secondaire est devenue au cours des dernières années un acteur incontournable du développement agricole territorial, promotrice notamment des projets de relocalisation de certaines filières, de transformation alimentaire et d’accompagnement à l’installation en agriculture biologique (Tuscano 2022). L’analyse proposée dans cet article repose sur une enquête de deux ans, conduite entre 2018 et 2020, correspondant à la phase d’émergence du projet et donc à l’élaboration du « diagnostic partagé ». Les matériels ont été collectés par voie ethnographique, combinant principalement observation directe (Arborio 2007 ; Arborio, Fournier et Singly 2015) et entretiens compréhensifs (Kaufmann 2016). Les observations ont été menées notamment lors de 9 échanges et réunions de coordination organisés entre février 2018 et octobre 2020. Les entretiens ont été conduits avec 13 acteurs, respectivement 2 chargé·e·s de mission embauché·e·s par l’agglomération, 5 salarié·e·s de structures associatives, 3 agriculteur·rice·s, 3 habitant·e·s du territoire. Ces acteur·rice·s ont participé au moins à une rencontre du processus engagé par le PAT.
L’analyse se rapproche ainsi de la chronique du dispositif (Soulard 2014) qui préconise l’organisation et le recueil et la structuration des données dans le temps. Puisque les matériels ont été récoltés durant la phase d’émergence du projet, censée aboutir à un diagnostic, nous avons porté notre attention essentiellement sur deux composantes préconisées par cet outil analytique : (1) les acteurs (individuels et/ou collectifs) : Qui participe ? De quelle manière ? (2) les controverses, c’est-à-dire ce qui fait débat dans la mise en place du dispositif (Rey-Valette et al. 2014). Les matériels sont restitués en deux temps. Un premier temps correspond au processus de concertation entrepris avec les acteurs locaux afin de définir les enjeux prioritaires pour le territoire. Ce processus, qui a duré un an et demi, a permis d’observer les acteurs conviés aux rencontres (Qui participe et sous quelles conditions ?) ainsi que les réflexions portant sur les méthodes participatives (Comment ?). Ce premier niveau d’analyse donne alors à voir de quelle manière la participation a été traduite concrètement dans un premier temps de la phase d’émergence.
Le deuxième temps porte sur la phase finale de la phase d’émergence, lorsque les acteurs sont appelés à se projeter dans la phase opérationnelle et, donc, à définir des actions. Nous restituons ce deuxième niveau à partir d’un échange organisé par les porteurs de projet au cours duquel se déclenche une situation de conflit. Cet échange est restitué dans la deuxième partie des résultats à l’aide d’une description des interactions enregistrées. Cette situation de crise sert d’« analyseur » (Lourau 1973) dans la mesure où elle permet de déchiffrer une dimension particulière de l’objet en question, où la participation sert de moyen pour fabriquer une vision d’avenir. Elle sert alors de révélateur des processus au cours desquels les acteurs mettent à l’épreuve leurs visions pour tenter de construire un accord autour d’un sens commun (Zittoun 2017).
L’analyse se construit autour du concept central de « controverse ». Les interactions ayant eu lieu dans les espaces de dialogues observés montrent la confrontation de visions diverses, ce qui a débouché à deux reprises sur des situations de litige. La première porte sur la conduite du projet et voit s’opposer d’une part l’animatrice, de l’autre les structures locales porteuses du projet. La deuxième porte sur une opposition de visions lors d’un échange, mais reflète, à notre sens, l’ambiguïté de l’exercice auquel les participants se prêtent. Loin d’être ici caractérisées négativement, ces controverses donnent à voir au contraire les manières dont les acteurs construisent leurs concepts, leurs définitions, leurs analyses, font face à des épreuves et s’engagent dans des opérations de critique. Cette perspective s’inspire de l’analyse pragmatique de l’action publique (Zittoun 2013 ; Zittoun 2017), laquelle préconise de porter une attention particulière aux interactions en situation de coordination entre acteurs. Les situations de controverse, de conflit ou de critique, permettent ainsi de s’intéresser aux protagonistes de ces moments d’épreuve et aux arguments qu’ils déploient (Cefaï 2009 ; Zask 2008).
Les formes de la participation dans le processus d’émergence du projet
Lauréat de l’appel du PNA à la fin de 2017, le projet alimentaire de la Provence verte démarre officiellement en mai 2018 et bénéficie d’un soutien financier total de 110 000 €. De ce montant, 60 % sont octroyés par l’État et l’Ademe, 16 % par la région Sud (PACA) et 20 % par la communauté d’agglomération de la Provence verte. Aux fins de l’appel à projets (Breton 2014), les porteurs déposent un document qui expose les intentions opérationnelles ainsi que le réseau partenarial qu’ils souhaitent impliquer dans le projet.
La déclaration stratégique soumise, rédigée par la direction du lycée agricole en partenariat avec le délégué à l’agriculture de l’agglomération, énonce une liste d’acteurs locaux du secteur agricole, alimentaire, social et de la santé, que les acteurs porteurs souhaitent impliquer dans la démarche et les grandes orientations que le PAT souhaite poursuivre3. La communauté d’agglomération porte formellement le projet, mais confie l’animation au lycée agricole de Saint-Maximin-la-Sainte-Baume. Cette structure, sous l’égide d’une direction ambitieuse et dynamique, s’est démarquée au cours des dernières années par son engagement pour le développement de l’agriculture biologique et l’agro-écologie4, devenant un acteur territorial incontournable en matière agricole. Selon le contrat stipulé avec l’agglomération, le lycée s’occupe de désigner un·e chargé·e de mission pour la durée de deux ans, qui prendra en main l’animation du projet jusqu’à la production du « diagnostic partagé » attendu pour la fin de la phase d’émergence. Ce choix se démarque du cheminement classique des PAT, qui confient généralement l’élaboration du diagnostic à un prestataire de service, tels des cabinets d’études (Darrot, Maréchal et Bréger 2019). La chargée de mission, dénommée ici Pauline5, est une jeune ingénieure agronome qui a en précédence occupé un poste en tant qu’animatrice au sein du programme LEADER porté par le Pays sur le même périmètre administratif. Grâce à cette expérience, elle a développé une connaissance approfondie du panorama agricole local et entretient un lien étroit avec les structures œuvrant dans ce domaine. Elle est embauchée directement par l’agglomération, mais basée dans les bureaux du lycée agricole pour la durée de son contrat.
Établir une pensée de l’existant : chronique du processus d’émergence du projet
En octobre 2018, deux premières rencontres réunissent un peu plus d’une douzaine d’acteurs locaux au lycée agricole. Le groupe est composé de représentants d’Agribio Var6, de Bio de Provence7, de la Siveg8, de l’Adear9, d’associations locales (Ecoscience, La Roue), d’un chargé de mission du parc naturel de la Sainte-Baume, d’un représentant des AMAP de Provence, d’un chargé de mission travaillant sur les cantines municipales de Correns10, d’une représentante de la Chambre d’agriculture.
Les acteurs présents lors des premiers échanges sont des acteurs « mandatés » (Lamine 2018), au sens qu’ils représentent des structures du secteur agricole et du domaine environnemental. Ils reflètent, pour la majorité, le réseau partenarial déjà consolidé au cours de précédentes initiatives et projets menés par le lycée agricole pour le développement de l’agriculture biologique, de la relocalisation des filières et de la transformation alimentaire. Ce sont également des acteurs que Pauline connaît personnellement du fait de sa précédente mission pour le programme LEADER, puisqu’elle a accompagné et animé des projets portés par ces structures. Au cours de ces premières réunions, Pauline invite les participants à prendre la parole librement et exposer, d’après leur point de vue, les enjeux prioritaires à traiter en matière agricole et alimentaire à l’échelle du territoire.
Un enjeu central est souligné par les participants, et notamment par les représentants des structures associatives locales, à savoir celui de mettre en place une gouvernance qui comprenne les acteurs qui mènent des projets de type agroécologique. De fait, bien qu’un réseau associatif dédié au développement de l’agriculture biologique et plus largement d’initiatives « alternatives » soit implanté localement, les moyens humains sont relativement limités, ce qui empêche une réelle coordination en dehors des projets et financements ponctuels. Le PAT et la subvention liée à ce dispositif apparaissent alors comme une occasion idéale pour mettre en place des espaces de dialogues et de décision larges concernant les questions alimentaires et agricoles. Si l’enjeu est accueilli de manière assez consensuelle autour de la table, les mêmes acteurs soulignent également un enjeu central et apparemment plus complexe, à savoir celui d’impliquer les habitants du territoire au sein de ces espaces de dialogue.
À la suite de deux premières rencontres, Pauline annonce à la direction du lycée son hésitation quant à l’idée de formaliser des espaces de gouvernance et de participation « classiques » (réunions, comités de pilotage, etc.). D’après son point de vue, ces espaces de dialogue dont l’organisation est très chronophage ont peu de débouchés concrets. Elle envisage ainsi de trouver une méthode de travail participative originale dans la perspective d’impliquer à la fois les structures déjà actives sur le territoire, mais aussi des citoyens. Afin d’identifier des méthodes participatives non conventionnelles, Pauline entame avec l’encouragement de la direction du lycée agricole une exploration sur d’autres territoires et visite un certain nombre d’initiatives ayant mobilisé des démarches originales. Cette exploration, qui se déroule entre octobre 2018 et janvier 2019, la porte à visiter une dizaine de projets portés par des acteurs institutionnels, économiques ou bien de la société civile, par exemple le collectif « Le 100e singe »11 basé dans la périphérie toulousaine ou encore la démarche Nantes City Lab12. En parallèle, elle organise deux rencontres avec les acteurs locaux, qui signent un élargissement du cercle d’acteurs impliqués dans le processus.
La première est organisée en novembre 2018 et a lieu à Carcès, village au nord-est de l’agglomération. La rencontre a lieu dans un collège inauguré un an auparavant, écoconçu et semi-autonome du point de vue énergétique. Cette rencontre a pour but de présenter le PAT à un comité d’acteurs plus large et de les mettre au courant du processus en cours. Une quarantaine d’acteurs locaux sont conviés à cet évènement et, en plus des représentants des structures locales de l’agriculture biologique (Agribio Var, Bio de Provence, Adear), de sept élus, d’une dizaine d’enseignants et du principal du collège qui nous héberge, figurent une dizaine d’acteurs économiques et notamment du secteur agro-alimentaire, de la production à la transformation. Ces acteurs sont sélectionnés par Pauline car ils promeuvent, au sein de leurs exploitations agricoles, entreprises ou commerces, des démarches soucieuses de réduire leur impact environnemental ou bien expérimentent des formes de gouvernances horizontales et participatives. Ce nouveau cercle d’acteurs n’est pas représentatif d’une structure, mais bien concerné (Lamine et al. 2022) puisque personnellement engagé sur des thématiques que le projet souhaite traiter.
Au cours de cette rencontre, Pauline présente l’idée, développée au cours de ses explorations, d’un « festival largeur territoire » avec des animations, des visites de points de vente et de fermes, des projections, des débats. Elle propose que le festival se tienne au mois de mars et qu’il soit organisé de manière participative et coopérative afin d’en faire un moment fédérateur pour les structures socio-économiques actives sur le territoire et pour les habitants. Pour ce faire, elle suggère que l’évènement soit conçu et organisé collectivement. D’après les mots de Pauline, l’organisation participative de l’évènement serait le premier pas pour que ces acteurs « travaillent ensemble de manière durable », permettant de « montrer que la gouvernance [alimentaire] locale n’a pas besoin d’être figée a priori, mais qu’elle peut émerger naturellement ». Elle réitère son souhait de se démarquer des démarches conventionnelles et de faire de cet évènement ludique et festif un espace de dialogue entre structures associatives, acteurs économiques et habitants. Il constituerait ainsi la pierre angulaire dans l’émergence du PAT.
Une deuxième rencontre, organisée au lycée agricole en janvier 2019, élargit le cercle des acteurs concernés et vise à recruter des forces vives pour l’organisation de l’évènement. Parmi les 24 présents figurent les structures habituelles du monde associatif, l’élu en charge de la commission agriculture à l’agglomération, le maire d’un village voisin également directeur du lycée, des restaurateurs, des agriculteurs (installés ou en quête de terres à exploiter), des petits commerçants engagés dans des démarches écologiques, des chefs d’entreprise. Ces acteurs ont été contactés et rassemblés par la chargée de mission, qui continue de recruter des acteurs « non conventionnels » du secteur agro-alimentaire. Il y a par exemple Susanne, ancienne infirmière qui a ouvert une épicerie itinérante en vrac qui sillonne la Provence verte, ou Marie-Laure, cheffe de cuisine qui transforme des produits « made in Provence » pour une petite entreprise de traiteur à son compte. Au cours de cette rencontre, Pauline constate que les acteurs présents ne s’approprient pas l’organisation de l’évènement prévu pour le mois de mars. Les participants discutent, débattent et suggèrent de possibles idées pour l’évènement, mais ne proposent pas de porter et animer des activités pendant le festival, ce qui était l’idée de base de la chargée de mission. D’autre part, certains acteurs expriment une incompréhension vis-à-vis de la démarche : « Globalement c’est compliqué de se projeter dans quelque chose. C’est flou et j’ai l’impression que c’est ça pour tous les acteurs, nous ne savons pas trop ce qui va ressortir de ce projet », témoigne une salariée d’une structure associative locale lors d’un entretien en février 2019.
Face à ce constat, Pauline renonce à l’ambition initiale de l’évènement et opte pour l’organisation d’un évènement plus court, sur la durée d’un week-end, visant à « montrer un panel de solutions [pour la transition] via des expériences inspirantes et faire le lien avec les habitants du territoire ». L’évènement, finalement organisé en mars 2019, se construit autour de présentations d’expériences dans le domaine agricole repérées par Pauline. Deux invités d’honneur ont été conviés : Adrien, co-fondateur du « Fermes d’Avenir Tour »13, et Jean-Martin, maraîcher québécois célèbre pour avoir conçu un modèle agricole biologique intensif sur petite surface. La deuxième journée prévoit des visites de fermes du territoire. Une cinquantaine de personnes participent à l’évènement parmi lesquelles les bénévoles et animateurs d’associations locales (Aribio Var, Adear, Ecoscience, réseau des AMAP), quelques agriculteurs et commerçants locaux, des élèves du lycée.
Globalement, les acteurs ayant participé à l’ensemble des rencontres durant cette première phase du projet sont majoritairement des acteurs du monde associatif local14 (12) et des acteurs économiques du secteur agricole ou alimentaire (23). Si les premiers étaient déjà dans les réseaux du lycée agricole et de la chargée de mission, les deuxièmes ont été repérés et invités aux rencontres puisque jugés, par la chargée de mission, comme possiblement concernés par les thématiques et les démarches que le projet veut porter. Le restant des participants, minoritaires, sont des élus et techniciens (11), des représentants des instances agricoles (2), ainsi que quelques habitants du territoire invités par les porteurs de projet (Figure 2). Les représentants de l’agglomération restent globalement en dehors des discussions, bien qu’ils participent et prennent part à certaines réunions.
Dans les mois qui suivent, un conflit s’installe entre la direction du lycée et la chargée de mission, conflit qui se cristallise notamment autour de la conduite du projet. Le pari méthodologique consistant à faire émerger une gouvernance et des espaces de dialogue par l’organisation participative d’un évènement à destination des habitants du territoire soulève des réticences de la part de la direction du lycée. De plus, la démarche entreprise a demandé un grand investissement en termes de charge de travail puisque la chargée de mission a tâché de répertorier les expériences vertueuses sur le territoire et de rencontrer un par un les porteurs. Elle a ainsi accumulé du retard par rapport aux obligations vis-à-vis des organismes financeurs, comme l’organisation du comité de pilotage et la rédaction d’un rapport d’avancement. Ne se sentant plus épaulée par la direction du lycée, la chargée de mission donne ses démissions au cours du printemps 2019.
Se projeter dans l’avenir : récit d’une situation de controverse
Pendant l’été 2019, en parallèle du processus engagé par le PAT, certains habitants du territoire entreprennent la création d’un Conseil local de développement (CLD)15. À la suite d’une première réunion qui rassemble des représentants d’associations, des élus, des habitants impliqués dans la vie politique, la commission agriculture du CLD se constitue. Ainsi, lorsque Louise, la nouvelle chargée de mission du PAT, prend son poste en septembre 2019, elle profite de cette dynamique naissante pour poursuivre le processus entamé par sa prédécesseuse. Louise est également enseignante d’économie et gestion au lycée agricole, mènera les deux activités à mi-temps au cours de l’année scolaire et sera épaulée dans les activités par Jean-Yves, le directeur du lycée.
Lors de la prise de poste, Louise contacte des partenaires comme Agribio Var, Bio de Provence, l’Adear et la Chambre d’agriculture, mais souhaite profiter de cette dynamique citoyenne pour donner un nouvel élan au PAT. Louise et Jean-Yves convoquent alors, dans l’octobre 2019, la naissante commission agriculture dont les membres n’ont pas16, jusqu’à ce stade, participé aux rencontres organisées par la première chargée de mission. Certains acteurs qui participent à cette rencontre connaissent déjà les deux représentants du lycée agricole qui les convient. Les membres du CLD qui prennent part à la rencontre sont : Marie-Hélène, habitante impliquée dans l’Agenda 21 de sa municipalité ; Pierre, président d’une association pour la protection des ressources naturelles ; David et Jean, tous deux impliqués dans le réseau local des AMAP ; René, travaillant dans une entreprise de transformation alimentaire ; Servane, chargée de mission pour le site Natura 2000 ; Claude, exploitant agricole dans une municipalité voisine ; Cécile, agricultrice et fondatrice d’une ferme pédagogique.
La rencontre se déroule au Val, une municipalité faisant partie du périmètre administratif de l’agglomération. Jean-Yves précise d’emblée que la réunion a une ambition pratique, à savoir celle de faire émerger des actions en prévision du premier comité de pilotage qui se tiendra en novembre. Ils prévoient, pour cette date, de rendre compte de l’état d’avancement du projet aux organismes financeurs et aux élus de l’agglomération. Il propose, en prévision de ce comité, de travailler en comité restreint afin de faire émerger un plan opérationnel pour la poursuite du projet. Les membres du CLD sont donc réunis pour proposer et se projeter dans des actions concrètes. Louise prend alors la parole pour faire un point concernant l’avancement du projet. Puisqu’aucune orientation formelle n’a émergé durant la première phase du processus, elle rappelle aux présents que la loi EGAlim17, récemment publiée, fournit un nouveau cadrage de référence et donne notamment des objectifs pour la restauration scolaire18. Elle suggère que les dynamiques déjà en cours sur le territoire, comme un projet de création d’une plateforme de stockage et distribution à destination de la restauration collective porté par Bio de Provence, soient encouragées dans le cadre du PAT.
La discussion est ouverte et porte dans un premier temps sur la question de l’offre et de la demande alimentaire, de la structuration des filières, et notamment au bénéfice de la restauration scolaire. Pierre, président d’une association pour la sauvegarde de l’environnement, signale au reste du groupe que, à son avis, les cadres législatifs auxquels les PAT font référence éludent la question du foncier agricole, un enjeu pour lui central. Claude, qui est agriculteur et connaît bien les problématiques de l’agriculture provençale, adhère à l’intervention et affirme que la question foncière et de l’accès à la terre est primordiale pour pouvoir parler d’alimentation en Provence verte. Pour lui, si ce problème n’est pas réglé en amont, tout débat sur la restauration scolaire ou plus généralement sur la transformation alimentaire est dépourvu de sens.
Marie-Hélène, habitante impliquée dans l’Agenda 21 de sa municipalité, montre un certain désaccord vis-à-vis de l’orientation du débat en cours. Elle considère que le groupe devrait débattre d’un enjeu qu’elle considère comme central, à savoir la question environnementale. D’après elle, il faut définir clairement vers quel type d’agriculture le projet doit tendre, un pas nécessaire pour la définition d’un plan opérationnel pour le PAT. À ce moment, les échanges se chevauchent, les présents se coupent la parole. David, éleveur à la retraite et engagé dans le réseau local des AMAP, rebondit en évoquant le lourd impact environnemental du transport des aliments, en plus de la transformation. Servane, chargée de mission Natura 2000, ajoute à la question de la réduction du carbone, celle du respect de la biodiversité. Marie-Hélène, confortée par ces échanges qui vont dans le même sens de son intervention, réitère qu’il est nécessaire de clarifier les valeurs – environnementales, sous-entendu – que le projet souhaite promouvoir.
Claude est vraisemblablement contrarié et menace de quitter la salle. Debout, près de la sortie, il affirme : « on ne parle pas des choses importantes, il y a le feu et on ne parle pas de l’eau, on ne parle pas des revenus des agriculteurs ». Selon lui, les discussions délaissent les questions sensibles de l’agriculture provençale, comme le revenu des agriculteurs, la disponibilité de terres agricoles et la gestion des ressources naturelles. À son sens, ces questions doivent être au cœur des actions menées par le PAT. Jean-Yves, afin d’apaiser le conflit, lui demande gentiment de rester et répond à Marie-Hélène que « ce que nous voulons pour le territoire c’est une agriculture agroécologique ». Certes, l’effervescence dans la salle reflète la connaissance approfondie des problématiques et des enjeux agricoles du territoire ainsi que l’engagement de certains participants. Néanmoins, les échanges cristallisent à notre sens une tension qui traduit le complexe exercice que le groupe est censé réaliser, à savoir celui de définir des actions futures sans avoir engagé au préalable la définition d’une vision commune aux acteurs présents.
Pour le peu de temps qu’il reste, les animateurs résument ceux qui apparaissent comme quatre axes prioritaires : le foncier agricole, l’accompagnement à l’installation et la restauration scolaire, la protection de l’environnement. À la suite de cette rencontre, un deuxième échange a été organisé avec le membre du CLD, avant que l’épidémie de Covid-19 oblige les porteurs de projet à revoir le processus de concertation en cours. Louise entame et finalise la rédaction d’un diagnostic au cours du printemps 2020, document qui se présente comme un inventaire des projets menés en Provence verte par les structures implantées sur le territoire (Agribio Var, Bio de Provence, Adear, Chambre d’agriculture, parc naturel régional, structures de l’ESS). Ce document s’achève par la définition d’axes d’actions prioritaires pour le territoire, à savoir la « préservation du foncier agricole, la transmission et l’installation agricole, la promotion et la valorisation de produits locaux et d’une alimentation responsable ».
Dynamiques de participation et controverses autour de la « mise en projet »
Cet article a proposé une analyse du processus et des espaces de dialogue durant la phase d’émergence d’un projet alimentaire territorial. Il a interrogé, ce faisant, de quelle manière la « mise en projet », entendue comme processus d’adéquation à ce mode d’action publique, influence les processus et modes de participation. L’analyse s’est basée sur une ethnographie conduite durant deux ans lors de la mise en œuvre d’un PAT dans une communauté d’agglomération de l’Ouest varois.
D’abord, nous allons revenir sur les modes de participation (Qui participe ? Comment ? Sous quelles conditions ?) pendant l’émergence du projet en question. Dans un premier temps, les acteurs associés font partie du réseau partenarial du lycée agricole et des chargées d’animation. Le choix des acteurs invités à participer aux espaces de dialogue reflète ainsi l’ancrage territorial de cette structure, ce qui assure une certaine stabilité dans la conduite du projet (Blondiaux 2005). Néanmoins, dans un deuxième temps, la première chargée de mission convie des acteurs économiques revendiquant un engagement écologique ou bien dans des formes de démocratie participative. Le cercle d’acteurs conviés, principalement composé d’acteurs « mandatés », s’élargit alors aux acteurs jugés potentiellement « concernés » (Lamine et al. 2022). Ce changement signe une première transformation dans l’évolution du cercle d’acteurs conviés dans les espaces de dialogue des PAT. Celui-ci évolue une deuxième fois à la suite de la controverse se cristallisant autour de la méthodologie participative : le groupe est essentiellement composé par les membres du naissant Conseil local de développement, dynamique externe dont le projet tire profit. À la suite de cet évènement de rupture, le projet subit également une transformation en termes d’espace de gouvernance, puisque la direction du lycée choisit de convier un comité de pilotage formel.
Deux résultats majeurs semblent ainsi éclairer de quelle manière la « mise en projet » influence les modes de participation. Le premier résultat indique que, en dépit de la prétendue souplesse des PAT, leur mise en œuvre oblige les maîtres d’ouvrage à se conformer à l’ingénierie du mode projet. Dans le cas étudié, cette standardisation est perçue comme une contrainte pour la première chargée de mission, qui choisit de combiner des rencontres conventionnelles à une méthode participative expérimentale visant l’organisation collective d’un évènement grand public. Ce choix reflète la volonté de rompre avec les formes conventionnelles de la participation et de l’ingénierie de projet qui alternent « comités techniques » et « comités de pilotage » pour la gouvernance aux ateliers thématiques pour la participation des acteurs locaux (Guillot et Blatrix 2021 ; Houdart, Le Bel et Lardon 2020). En effet, dans la plupart des projets alimentaires, les méthodes dites participatives sont souvent peu imaginatives et se résument à des réunions publiques thématiques réunissant des acteurs désignés par les porteurs de projet (Darrot, Maréchal et Bréger 2019). La méthode proposée par la chargée de mission se confronte néanmoins à des difficultés : non conforme aux procédés habituels, celle-ci n’obtient pas l’approbation des porteurs et fait l’objet d’une controverse interne. De plus, la démarche engagée conduit la chargée de mission à une surcharge de travail, ce qui renvoie au décalage entre les ambitions du PAT et la faiblesse des ressources humaines dédiées à son élaboration (Mestre 2021). De la sorte, à la suite des démissions de la chargée de mission, le PAT retrouve un format plus conventionnel, ce qui se traduit par l’organisation du premier comité de pilotage.
Le deuxième résultat porte sur l’ambiguïté structurante du mode projet, à savoir celle de définir en même temps le problème à traiter et les possibles solutions futures à l’appui d’un processus participatif activé par intermittence. Cette ambiguïté émerge dès l’appel à projets, lorsque les porteurs sont invités à exprimer une intention sur les objectifs opérationnels du projet sans qu’une consultation préalable des acteurs locaux soit préconisée (Epstein 2013 ; Breton 2014). Ensuite, elle traverse l’ensemble du processus d’émergence du projet, censé aboutir à la fois en un « diagnostic partagé » et une définition des actions futures (Pinson 2004). Dans le cas étudié, les acteurs conviés expriment d’emblée l’enjeu central de construire une gouvernance large et d’impliquer les habitants du territoire, ambition abandonnée au cours du processus en vue d’une méthodologie excessivement énergivore. Néanmoins, lorsque le processus participatif reprend, les présents sont directement invités à définir un programme d’action sans qu’ils aient préalablement partagé une vision commune des enjeux du territoire. Ainsi, la situation de controverse qui se déclenche, bien que formellement liée à des visions différentes, illustre à notre sens l’ambiguïté résultante de l’activation intermittente du processus participatif au cours des différentes phases de la mise en projet. Si les analyses indiquent une érosion de la participation de la société civile dans la déclaration stratégique déposée lors de l’appel à projets (Darrot, Maréchal et Bréger 2019), ce travail pointe également les difficultés liées à l’évolution du cercle d’acteurs impliqués dans des phases différentes de la mise en projet.
Du point de vue méthodologique, ce travail conforte l’intérêt d’observer de près les interactions au sein des espaces de dialogues où les acteurs avancent leurs arguments et débattent de leurs positions réciproques (Zittoun 2013). Dans l’observation de ces interactions, nous avons accordé une place privilégiée à la controverse puisqu’elle reflète les raisons de résistance des acteurs concernant d’une part les cheminements et d’autre part les enjeux portés par ces projets (Lamine, Bui et Ollivier 2015 ; Torre 2011 ; Torre 2018). Ainsi, si la première controverse évoquée donne à voir les expérimentations mises en place pour élargir le répertoire des modes de participation (Gourgues 2012), la deuxième se déclenche à partir d’une opposition de visions. En termes d’analyse, la chronique de dispositif (Rey-Valette et al. 2014 ; Soulard 2014) offre un outil heuristique efficace pour organiser et restituer la succession temporelle du processus participatif. Néanmoins, cette enquête mériterait d’être poursuivie pour observer ce que ces espaces de dialogue, aussi bien que les controverses qui s’y sont déclenchées, ont produit sur le temps long du projet. En 2021, le PAT de la Provence verte a été reconnu « PAT en émergence », qui correspond au premier niveau de reconnaissance introduit par le ministère de l’Agriculture. La poursuite des échanges pour la définition du plan opérationnel mériterait ainsi d’être analysée pour avoir une vision d’ensemble du processus de concertation ainsi que de l’évolution du cercle d’acteurs impliqués.
Conclusion
Le recours à la participation est aujourd’hui censé renouveler l’action publique en permettant l’expression de l’ensemble des demandes du public (Michel et Soulard 2021). Dans le domaine alimentaire, également investi par ce processus, les projets alimentaires territoriaux promettraient de réconcilier alimentation et agriculture dans les territoires (Bonnefoy et Brand 2014) avec l’appui d’un processus participatif. Néanmoins, pendant que la « projectification » de l’action publique promeut la mobilisation des forces vives du territoire et mise sur la capacité démocratique à définir localement des voies de développement (Deverre 2009), cet article montre que les ambitions locales tendent à se standardiser via des méthodes et des cadrages préétablis, et ce notamment face à des moyens humains et financiers souvent limités (Néel, Perrin et Soulard 2023 ; Mestre 2021). Bien que les implications méritent d’être davantage explorées et dévoilées, cet article montre que la mise en projet oblige à se conformer aux modes de gouvernance et aux espaces de dialogue conventionnels et limite les expérimentations en termes de participation. Il montre aussi que la mise en projet requiert, dans les faits, de définir en même temps le problème à traiter et les possibles solutions à l’appui d’un processus participatif activé par intermittence. Cette double injonction, qui traverse toutes les phases du projet, de la conception à sa mise en œuvre, verrouille en partie la possibilité de mettre en place une réelle co-définition des questions sensibles pour et par les acteurs locaux.