Introduction
Pour lancer le premier numéro de la revue Mutations en Méditerranée, la thématique des « prises et crises de la parole » s’est imposée comme une évidence. Depuis une dizaine d’années, les « Printemps arabes » et autres soulèvements populaires ayant eu lieu sur le pourtour méditerranéen ont en effet mis en lumière une volonté de transformation politique et sociale des sociétés méditerranéennes à travers des modalités d’expression langagière variées. Les huit articles qui composent ce premier numéro, par leur objet d’étude et leur pluralité à la fois disciplinaire, spatiale et temporelle, proposent d’appréhender la question des « prises et crises de la parole » au-delà du seul angle des mobilisations sociales. Que ce soit à une échelle individuelle ou collective, qu’elles soient fictionnelles ou réelles, les motivations des locuteur·trice·s sont diverses : trouver un travail en contexte migratoire, produire une œuvre cinématographique, résoudre une crise diplomatique, permettre aux sourd·es-muet·te·s de pouvoir s’exprimer, voyager dans un autre continent, commenter la destruction des monuments érigés par l’ancien président ivoirien Gbagbo, préserver les sépultures de ses ancêtres ou mettre en œuvre un projet territorial participatif.
Ce premier numéro invite à une réflexion plurilingue et pluridisciplinaire sur les multiples corrélations entre une prise de parole et un moment de crise. L’impossible prise de parole peut être la conséquence d’une crise ; ou autre contraire, la parole peut se montrer le moyen le plus efficace pour sortir d’une situation critique, vécue individuellement ou collectivement. Aussi la figure de l’intermédiaire invite-t-elle à une double réflexion, d’abord sur le cas typique de l’interprète entre deux paroles alloglottes, ensuite, dans une approche épistémologique, celle du ou de la chercheur·se qui affronte une série de questions méthodologiques et théoriques face à la parole qu’il ou elle étudie et de celle dans laquelle il ou elle restitue son analyse. Enfin, le plurilinguisme des autrices et des objets d’étude invite à une réflexion sur la dimension spatiale de la parole en Méditerranée.
La parole en situation de crise : entre mutisme et libération
L’impossible parole, conséquence d’une crise
Les contributions évoquent, de manière plus ou moins explicite, une intime corrélation entre la capacité à exprimer une parole et un contexte de crise. Caractérisée par une période transitoire d’instabilité, une crise semble très souvent perturber la parole même.
Dans la majorité des cas, elle a pour effet de plonger les locuteur·trice·s dans un état de perturbation du langage et d’incapacité, du moins temporaire, à s’exprimer. Ainsi, l’expérience migratoire d’Abdelhakk, qui le conduit du Niger vers la Libye puis vers Malte et la France (C. Schwarzinger), met en évidence la manière par laquelle la non-maîtrise d’une langue affecte la parole, le propos étant rendu inintelligible auprès d’auditeur·trice·s étranger·e·s. Cette situation est comparable à celle d’Evans, protagoniste du roman A voyage to Pagany de Williams, qui voyage dans les années 1920 en Europe depuis les États-Unis dans un continent dont il ne maîtrise pas les langues. Pour reprendre le mot de l’autrice, nous assistons à travers la lecture de ce roman à une « mise en crise de la parole » via les difficultés que rencontre Evans à communiquer (S. Lemeunier). La crise de la parole dont il fait l’expérience se fait plus largement l’écho d’un « égarement linguistique » (sic) d’une crise du langage caractérisée que rencontrent de nombreux auteur·trice·s de cette époque, marqués par le traumatisme de la Première Guerre mondiale. L’impact que peut avoir une crise collective sur la parole, et plus précisément la pratique artistique, est également central dans l’article de Charlotte Schwarzinger. Elle y met en exergue une certaine crise de la parole cinématographique. À travers un dialogue avec trois cinéastes, l’autrice montre comment la crise politique libanaise bouleverse leur pratique artistique. L’un des enquêté·e·s, Raed, opère un parallèle entre les deux événements, indiquant que « l’effondrement du pays a rejoint l’effondrement de l’image » (sic). Si la parole cinématographique peut se trouver au moins momentanément réduite au silence, elle peut aussi à l’inverse être un moyen d’exprimer une parole interdite. Aussi, Mélanie Joseph revient-elle sur l’interdiction faite aux sourd·es de pratiquer la langue des signes lors du congrès de Milan en 1880 au motif qu’elle ne serait pas une véritable langue. Cette décision politique a eu pour effet de créer une situation de crise de la parole. Autrement, ces mêmes articles évoquent des stratégies langagières mises en place par les acteur·trice·s pour sortir de cette crise de la parole. Recomposition artistique et hybridation linguistique sont autant de manières de mettre en lumière cette crise et de la questionner.
Prendre la parole pour sortir d’une crise
Pour les locuteur·trice·s confronté·e·s à une crise de parole, l’art peut constituer un levier d’expression et de libération langagière. Dans son article, Mélanie Joseph présente la technique de vidéo-élicitation qu’elle met en place afin de créer un espace de parole pour les sourd·e·s dans lequel ils et elles puissent s’exprimer sans intermédiation afin que leur parole ne soit pas (mal-) interprétée, comme cela est souvent le cas. Rendues visibles dans le cadre d’une exposition, les captures vidéo s’inscrivent plus largement dans une émancipation de la parole des sourd·e·s et constituent ainsi un acte engagé. Dans l’article de Charlotte Schwarzinger, le médium artistique, et plus précisément ici, cinématographique, bien que fragilisé par le contexte de crise politique au Liban, trouve en lui-même les ressorts pour sortir de cette crise de la parole à travers une recomposition de la pratique artistique.
Si le langage artistique peut permettre de sortir d’une situation de crise de la parole, il semble également qu’une recomposition de la langue permette aussi d’y parvenir. L’expérience migratoire d’Abdelhakk relatée par May Rostom invite en effet à une réflexion sur la manière dont la langue s’élabore lors d’une longue itinérance à travers plusieurs pays. Au cours des sept années de migration, l’enquêté a appris la langue arabe qu’il a également contribué à recomposer. L’originalité de cet article est en effet d’aborder la question migratoire non pas à travers le récit du parcours d’un migrant, mais plutôt par le biais de l’acquisition linguistique, l’itinérance de la langue participant à la fabrique d’une langue arabe unique et singulière, propre à Abdelhakk. Ce processus d’hybridation de la langue en contexte de crise de la parole se retrouve également dans l’expérience initiatique d’Evans (S. Lemeunier). La crise que rencontre le protagoniste au cours de son voyage semble toutefois être moins la conséquence de sa non-maîtrise linguistique, que celle des limites mêmes de la langue, incapable d’exprimer précisément des émotions ressenties. Evans produit ainsi, au fur et à mesure de son voyage, une hybridation de la parole, une « langue synesthésique » (sic) dont l’auteur rend compte en jouant sur les formes et les sonorités. En intégrant cette dimension sensible, il rend ainsi compte d’une crise de la parole.
Porter, rapporter ou interpréter la parole : la figure plurielle de l’intermédiaire
L’intermédiaire de la parole en situation de crise
L’intermédiaire de la parole a un rôle dont on mesure parfois mal l’importance. C’est le cas de l’interprétariat, un métier encore aujourd’hui mal connu et pourtant l’un des plus anciens. Rares sont les ressources historiques à ce sujet. Avec des fragments de l’Anabase de Xénophon, Ophélie Lecuyer nous donne à voir l’importance cruciale du métier d’interprète dans l’épopée que connut l’armée des Dix-Mille à la déroute au cœur de l’Empire perse, quatre cents ans avant notre ère. Figure intermédiaire, car son rôle n’est pas tant de prendre la parole pour exprimer son opinion, mais de porter la parole d’un·e locuteur·trice à un·e autre par l’acte de traduction.
Moins périlleux, mais tout aussi important, est le rôle de la chargée de projet comme nous le montre Martina Tuscano à propos d’un projet alimentaire territorial dans le sud de la France et dont le processus d’élaboration se veut démocratique et participatif avec les habitant·es concerné·es. Et si l’ensemble des citoyen·nes partagent la même langue, le français, il n’en est pas moins qu’ils et elles peuvent mal se comprendre, mal s’entendre, ce qui peut conduire à des disputes et des controverses pouvant mettre en péril le projet lui-même. Ici la chargée de projet, figure intermédiaire entre le lycée qui coordonne le projet, et les citoyen·nes qui le co-construisent, crée un espace de parole – la réunion – anime les échanges, porte la parole orale pour la rapporter à l’écrit. Cette transcription de la parole peut néanmoins faire défaut et conduire à une crise de la parole entre les participant·es mais aussi entre l’intermédiaire elle-même, la chargée de projet, et le lycée porteur du projet qui a certaines attentes. Alors une sortie de crise peut être, comme dans cette étude de cas, un changement d’intermédiaire et donc de manière de porter et de rapporter la parole.
Le·la chercheur·se, autre figure d’intermédiation
Au-delà de la riche diversité des sujets abordés dans ce numéro, les autrices nous donnent de la matière pour nous interroger sur ce rôle d’intermédiation qu’endossent les chercheur·es eux-mêmes. La méthodologique d’enquête choisie implique une certaine manière de recueillir la parole des enquêté·e·s, parole qui peut être orale (film cinématographique, entretien audio ou filmé, observation participante) ou écrite (lettre, presse écrite, rapport, roman…). Les chercheur·es disposent d’une palette de techniques et de méthodes à laquelle recourir afin d’analyser et de restituer une parole donnée. Ce choix s’impose aux chercheur·ses en fonction de l’objet de leur recherche et des matériaux collectés.
Cette problématique épistémologique est d’autant plus passionnante que dans ce numéro, les contributions sont pour la quasi-totalité plurilingues, rédigées en anglais ou français par des personnes aux nationalités méditerranéennes diverses et de fait polyglottes (ici le français, l’anglais, l’arabe, le grec ancien et la langue des signes française). La question de la langue de la parole d’étude ou d’écriture se pose à chaque étape de l’enquête et notamment lors de la transcription des entretiens. Le format écrit est souvent dépassé par les autrices du présent numéro dont une partie propose d’investir l’image elle-même, que ce soit par l’analyse cinématographique (C. Schwarzinger) ou par la vidéo-élicitation (M. Joseph) qui permet de ne pas avoir à transcrire la parole, permettant au contraire de la restituer dans son format le plus brut, sans retouche, sous la forme d’expositions ouvertes pas uniquement au milieu académique, mais bien au grand public. Ainsi le·la chercheur·se-intermédiaire est interprète et ce, tout au long de son enquête. Il ou elle interprète les matériaux, mais aussi la littérature qui nourrit sa réflexion, que celle-ci soit lue en langue originale, traduite par d’autres puis restituée dans le cadre d’une publication académique.
Parole et espace : une approche géolinguistique
Une autre caractéristique commune aux articles, et que nous n’attendions pas aussi présente, concerne leur très forte dimension spatiale, alors même que la géographie en tant que discipline n’est pas représentée.
À minima, il apparaît que la capacité des locuteur·trices à s’exprimer est intimement liée au territoire dans lequel ils et elles se trouvent. Cela est particulièrement marqué dans les articles qui évoquent un phénomène de mobilité. Il en est ainsi du parcours migratoire d’Abdelhakk (M. Rostom) et du voyage d’Evans (S. Lemeunier) les conduisant respectivement à traverser plusieurs pays au sein des continents africain et européen : le Niger, la Libye, Malte pour l’un, l’Italie, l’Autriche pour l’autre, la France pour tous deux. Un parallèle peut être ici établi avec l’article d’Ophélie Lecuyer puisqu’il y est question du déplacement des soldats grecs vers la Perse, aux marges du continent asiatique, dans le cadre de l’expédition antique des Dix-Mille. Le contexte plurilinguistique, lié à la diversité spatiale, rend nécessaire la présence d’un interprète pour sortir d’un épisode de crise diplomatique. Dans d’autres articles, l’espace est l’objet même des prises ou crises de la parole. En effet, l’article de Margot Garcin met en exergue la capacité d’un type d’espace, nommément le cimetière, à donner lieu à des paroles singulières. Les articles de Charlotte Schwarzinger et Nadège Dessia Sea montrent comment l’espace urbain, du fait des événements politiques qui y ont lieu, favorise la parole ou nuit à son expression. L’article de Martina Tuscano porte quant à lui sur un type de dispositif, les « projets alimentaires territoriaux », qui ont pour vocation de s’inscrire dans un territoire donné afin d’y favoriser le développement de l’agriculture.
Nous pouvons par ailleurs déceler dans certaines contributions une approche éminemment géographique, où espace et parole sont intrinsèquement liés, invitant même à une réflexion sur une géographie du langage, un champ encore peu exploré. À ce sujet, deux articles ont particulièrement retenu notre attention. Afin de redonner pleine parole aux sourd·e·s, Mélanie Joseph crée un espace dans lequel ils pourront pleinement s’exprimer, loin de la marginalisation quotidienne de leur langue. À travers son analyse du roman de Williams, Samantha Lemeunier met quant à elle en évidence les effets du territoire sur le langage et nous propose une véritable cartographie de la parole en crise.
Conclusion
Ce premier numéro, consacré aux « prises et crises de la parole », invite le lectorat à un voyage dans le temps et l’espace. Les contributions du numéro montrent que la question de la crise est tout aussi centrale que celle de la parole. Elles mettent en exergue ce que produit une situation de crise sur une prise de parole, et inversement, comment cette dernière peut conduire à une situation de crise ou à sa résolution. Le langage est loin d’être un objet figé que l’on intériorise passivement, il est vivant, évolue et se recompose au fil du parcours des locuteur·trices qu’ils ou elles soient fictif·ves ou réel·les. La parole est ainsi un message que l’on prend, reprend, reporte ou rapporte. L’étude du rôle de l’interprète dans des situations de crise diplomatique montre que la parole est ici salvatrice. La figure d’intermédiation est aussi très présente dans la recherche. La parole orale ou écrite que le ou la chercheur·e sélectionne, analyse et restitue est précieuse et ce travail doit se faire dans le respect des locuteur·trices. Enfin, ce premier numéro montre que la recherche sur la parole ouvre des champs de réflexion et des espaces de parole et de discussion transnationaux, multilingues et pluridisciplinaires. La dimension géographique de la parole et du langage est transversale à toutes ces contributions, offrant des pistes de réflexion complémentaires à l’appel initial. La richesse des objets et des matériaux présents dans ce numéro ouvre ainsi vers des perspectives plus larges sur la force de la parole, qu’elle soit critique, en crise ou apaisante.