Éditorial

Andrea Gallinal Arias, Léna Haziza, Marcos Marinho Fernandes, Mélissa Mathieu, Luca Nelson-Gabin et Julien Panaget

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Andrea Gallinal Arias, Léna Haziza, Marcos Marinho Fernandes, Mélissa Mathieu, Luca Nelson-Gabin et Julien Panaget, 2024, “Éditorial”, Mutations en Méditerranée, no 2, mis en ligne le 01 novembre 2024, consulté le 21 novembre 2024. URL : https://www.revue-mem.com/422

Dans ce deuxième numéro de Mutations en Méditerranée, la parole est donnée à la terre, plus particulièrement aux espaces agricoles et à ce qu’ils produisent. Observer la terre et ses produits, c’est analyser les différentes pratiques des sociétés rurales en ce qu’elles témoignent des transformations d’une époque et d’un lieu. En Méditerranée, les cultures iconiques du blé, de la vigne et de l’olivier ont historiquement marqué les représentations de cet espace. Ces produits constitutifs de la triade méditerranéenne ne sont pas seulement des productions agricoles, mais également des marqueurs culturels et identitaires. Dans un mouvement rétrospectif d’invention de la tradition (Hobsbawm 1983), la Méditerranée a été imaginée en « civilisation du blé » (Braudel 1979), « de l’olivier » (Verdié 1990) ou encore « de l’olivier et des céréales » (Chazan-Gillig 1993), comme en témoignent les nombreuses représentations allégoriques empruntant aux symboles de la terre nourricière et féconde.

Pour ce nouveau numéro, nous avons choisi d’interroger l’espace rural méditerranéen par le prisme de cette triade et de ses transformations, afin de remettre en cause une représentation unique et immuable de celui-ci. Bien que partageant « les mêmes greniers, les mêmes celliers, les mêmes moulins à huile » (Braudel 1966, p. 229), cette région du monde a toujours été un carrefour d’échanges et de circulations agricoles mondiales. Le blé, la vigne et l’olivier, aliments emblématiques d’une diète méditerranéenne récemment patrimonialisée (Unesco 2013), ont ainsi été modelés par les dynamiques globales et locales qui traversent cette région. Comme le souligne Reguant-Aleix (2012), cette diète est « […] en mouvement perpétuel, présentant un grand nombre d’échelles de lecture possibles et qui, depuis des millénaires et du paysage à la table, se forme et évolue » (p. 40). La relation dialectique entre pratiques et représentations de cette triade a muté sous l’effet des bouleversements climatiques, démographiques, politiques ou encore techniques, qui continuent de transformer cet espace. Marqueurs culturels et paysagers investis d’une valeur symbolique importante (Fumey 2007), les produits de cette triade sont aussi mobilisés par exemple par les acteurs du tourisme, qu’ils soient publics ou privés (Angles 2023 ; Souissi 2023).

Ce dossier s'intéresse aux représentations véhiculées et aux imaginaires collectifs partagés pour comprendre les liens mouvants et hétérogènes tissés entre territoires et sociétés. Les cinq articles présents dans le numéro les appréhendent à différentes échelles spatiales et temporelles. Leur lecture donne à voir les mutations des sociétés méditerranéennes dont le blé, la vigne et l’olivier sont ici les témoins et nous invite à regarder au-delà de leur aspect nutritionnel. Des diversités de leurs cultures, qui révèlent des enjeux fonciers de gestion et d’appropriation, de la circulation et de l’utilité économique et sociale des produits, en passant par leurs dimensions symboliques dont ils sont le reflet, le blé, la vigne et l’olivier sont des portes d’entrée pertinentes pour interroger les mutations en Méditerranée.

Dynamiques de propriété et de gestion des terres

Les auteurs et autrices questionnent les enjeux de la propriété du sol et de son administration (Le Roy 2011 ; Gueringuer et al. 2017). Qu’ils soient nouveaux ou anciens, ces enjeux investissent et recomposent les usages et conflits dans les espaces agricoles, révélant rapports de production et mobilités sociales.

Les espaces agricoles sont investis de la triade méditerranéenne pour leur valeur économique, productive et nourricière. Dans un article centré sur la famille de Foresta au tournant des xviiie et xixe siècles, Camille Caparos étudie les clefs de la prospérité de l'exploitation de domaines marseillais, qui fournissent céréales, branches d’oliviers et vins vendus en ville. Quelques siècles plus tôt, Derek Benson montre comment l’abbaye de Fontfroide dans le sud de la France connaît un essor économique grâce aux rentes sur l’huile, le vin et les céréales, produites par des fermiers narbonnais. À l’importance de disposer de pain et de vin sur les tables et les autels s’ajoute un intérêt aristocratique pour la culture de l’olive et des céréales. Destinés prioritairement à la vente, les produits issus de la culture des vignes et des oliviers sont rarement consommés par les paysans eux-mêmes. Dans les villes, la question nourricière apparaît d’autant plus cruciale qu’un mauvais approvisionnement conduit à des tensions politiques majeures, comme dans la Toscane médiévale étudiée par Felipe Mendes Erra : la production et les réseaux de circulation du blé, à la source des révoltes frumentaires, deviennent des sujets d’administration politique et nourrissent les catégories d’analyse de leurs commentateurs contemporains. Blé, vigne et olivier, loin d’être de simples productions agricoles, revêtent des valeurs politiques et sociales centrales dans les espaces méditerranéens étudiés.

S’approprier et gérer des terres agricoles s’illustre dans chaque article comme un levier d’ascension sociale et de consolidation d’un pouvoir politique. S’agissant des terres narbonnaises du xiie siècle où la viticulture côtoie la culture des olives et des céréales, Derek Benson donne à voir les méthodes seigneuriales des moines de l’abbaye de Fontfroide visant à consolider leur pouvoir politique et temporel. Outre l’acquisition de revenus à travers la perception de loyers et de rentes, l’appropriation de ces terres agricoles et leur extension leur permet de légitimer une autorité politique sur les paysans et certains seigneurs. L’essor économique de Fontfroide leur permet de s’affirmer face au prieuré voisin, familier des vicomtes de Narbonne. Dans la Toscane médiévale étudiée par Felipe Mendes Erra, c’est l’approvisionnement en blé lui-même qui constitue la clef de voûte de l’ordre social et politique, alimentant controverses éthiques et interprétation de l’action collective dans l’espace public. Quelques siècles plus tard, l’intérêt des nobles français de l’Ancien Régime pour les terres agricoles est toujours aussi tenace. L’exploitation des archives de la famille noble de Foresta menée par Camille Caparos montre comment la gestion des domaines agricoles par l’épouse de Foresta permet à une femme d’affirmer son existence au sein de sa famille et de son groupe social. Son investissement dans la gestion de ses domaines témoigne de leur importance pour acquérir une légitimité sociale, dans un milieu dominé par les hommes.

Étudier la production agricole, c’est aussi observer des rapports de domination, tant entre les groupes sociaux que dans les usages différenciés des terres : ainsi, l’appropriation d’une terre ou de sa gestion implique la dépossession d’un autre. Derek Benson analyse la coercition seigneuriale de l’abbaye de Fontfroide sur les paysans labourant ses terres, à partir d’un système complexe de perception de rentes. Le monastère se maintient grâce à son réseau de granges, acquises ou héritées, à l’encontre de l’idéal cistercien d’autosuffisance. Cependant, Derek Benson souligne que ces paysans ne sont pas démunis de toute agentivité à l’ombre de l’abbaye, à l’instar de Pons Baron le Vieux refusant de lui vendre une partie de ses terres en 1187. Alors que son mari décède en pleine période révolutionnaire, Claire Julie de Foresta, étudiée par Camille Caparos, prend pleinement en charge l’administration des terres : son appropriation du domaine passe notamment par sa prise en charge de l’écrit, qui fait d’elle la véritable gestionnaire. S’approprier la production ou les fruits de l’agriculture passe aussi par le discours, comme le montre Felipe Mendes Erra. Ainsi, à Florence, un chancelier et un marchand de blé ne véhiculent pas les mêmes représentations des comportements et des émotions des Florentins lors des épisodes de famine : la responsabilité politique des révoltes en sera donc changée selon le chroniqueur.

Ce sont donc non seulement des rapports et des usages qui sont étudiés dans ce numéro, mais également des pratiques sociales qui revêtent une dimension économique et politique et qui contribuent à une évolution des représentations.

Transformations et circulations des pratiques agricoles et de leurs représentations

L’importance culturelle de la triade en Méditerranée est aussi spécifiquement cultuelle. Dans l’ancienne Méditerranée, l’olivier fut un repère mythique (Amouretti et Comet 1992), les céréales, le vin et l’huile, des supports essentiels des polythéismes puis des monothéismes méditerranéens (Brun 2003) comme en témoignent les coupes attiques « figures rouges » plaçant la vigne au centre de la représentation du culte dyonisiaque (Colonna 2011), ou les cultes voués à Cérès, déesse de l'agriculture, des moissons et de la fertilité.

Or, si cette triade reste emblématique de nos sociétés contemporaines, la place des cultures agricoles et leur rôle dans l'organisation des territoires méditerranéens se métamorphosent face aux dynamiques contemporaines. Ces transformations font l'objet d'une analyse approfondie dans ce numéro. Le vin est ainsi mobilisé par les auteurs comme un objet d'étude privilégié pour appréhender les mutations contemporaines des territoires viticoles méditerranéens, tant sur le plan matériel - par des innovations techniques et des dispositifs de labellisation -, que symbolique - sur le plan des représentations d’une identité viticole spécifique. À travers l’histoire, le vin a toujours été plus qu’un simple produit de consommation : il incarne un riche patrimoine culturel profondément ancré dans les traditions agricoles méditerranéennes (Casanova 2003). Comme le montrent les contributions de Lilian Estradé et de Caroline Laurent-Varin Emin, les pratiques agricoles et représentations de ces espaces viticoles ont été marquées, au cours du xxe siècle, par des transformations économiques, sociales et culturelles.

Les mutations du vin, telles qu’étudiées dans les vignobles du Midi par ces deux auteurs, témoignent de la manière dont la construction d'une identité viticole régionale a été façonnée par les interventions des organismes publics. Ces régulations, allant de la sélection clonale à la labellisation des terroirs, jouent un rôle crucial dans la définition et la typicité des vins régionaux. À travers une approche historique, Lilian Estradé explore l'évolution des pratiques viticoles dans le Languedoc en se focalisant sur les innovations scientifiques et techniques liées à la sélection et à la multiplication des plants de vigne à partir des années 1960. L’auteur met en avant la manière dont la recomposition des mécanismes de circulation des savoirs entre recherche et filière, notamment à travers la pépinière, a contribué à la « restructuration du vignoble » dans le Midi. Ainsi, ce « modèle orchestré par l’autorité publique » a permis de « personnaliser les vins du Midi [...] dans un marché de plus en plus libéral et concurrentiel » (Estradé, p. 12).

En analysant un ensemble de cartes institutionnelles, de cartes et images publicitaires de cet espace agricole, Caroline Laurent-Varin Emin rend compte de la constitution et du développement de l’aire géographique viticole des Côtes du Rhônes au xxe siècle. Dans une perspective géohistorique, elle retrace l'évolution de la cartographie viticole, notamment les processus de labellisation par l’Institut National de l’Origine et de la Qualité (INAO), et la manière dont les cartes ont façonné les représentations territoriales et économiques des Côtes-du-Rhône. Ces cartes constituent ainsi des « représentations idéelles et matérielles » qui ont contribué à la « construction d’une territorialité viticole » autour de « l’identité Côtes-du-Rhône » (Laurent-Vermin, p. 1-3). Les deux contributions montrent le rôle prépondérant des établissements publics dans la construction d’une « typicité régionale », processus qui, tel que montré par les auteurs, n’est pas sans effets puisqu’il peut susciter des tensions entre des forces de modernisation imposées par les régulations institutionnelles et les valeurs de tradition ancrées localement.

Les deux contributions témoignent d'une interaction complexe entre tradition et innovation. Les transformations observées dans ces espaces viticoles ne sont pas uniquement le reflet de choix techniques, mais s’inscrivent également dans une quête de « typicité méridionale » (Estradé, p. 8) et de reconnaissance qui se joue à la fois sur le plan local et international. Lilian Estradé montre dans son article comment les innovations techniques de sélection massale (sélection des ceps les plus qualitatifs pour leur reproduction) et clonale (reproduction par clonage des ceps aux caractéristiques spécifiques) introduites dans les vignobles du Languedoc dans les années 1960-1970, visant à améliorer la qualité sanitaire des vignes, ont suscité des résistances parmi les viticulteurs attachés à leurs pratiques traditionnelles. Ces derniers ont dû adapter leurs pratiques dans un contexte d’innovation technique qui semblait « réduire [leur] capacité d’action » au profit d’acteurs publics et intermédiaires, comme les pépinières viticoles (Estradé, p. 10). Pour sa part, Caroline Laurent-Varin Emin montre comment la construction d'une territorialité viticole des vignobles de l'appellation Côtes-du-Rhône s'est polarisée autour des vignobles méridionaux de cette région, contribuant ainsi à une potentielle « invisibilisation des autres vignobles méditerranéens » au profit de ceux du Rhône méridional (Laurent-Varin, p. 14). Les enjeux de modernisation, de labellisation et de recherche d’une identité commune des terroirs viticoles soulignent une tension entre la préservation des traditions et l'adaptation aux évolutions du marché. Cette dualité constitue un terrain fertile pour explorer comment les pratiques viticoles évoluent, influencent et sont influencées par les perceptions culturelles et économiques.

Ces deux cas d’étude rappellent que l’imaginaire collectif relié au vin français du Midi conduit à minorer ses réalités historiques et technico-scientifiques, ainsi qu'à essentialiser un terroir pourtant caractérisé par sa diversité territoriale. L’étude de ces vignobles illustre la manière dont la circonscription d’un terroir découle d’un mutuel engendrement entre anthropisation et humanisation, soit d’une transformation objective des choses par la technique à leur transformation subjective par le symbole (Leroi-Gourhan, Le Geste et la Parole). Paradoxalement, la vision standardisée des vignobles du Midi fige la réalité d’un territoire pourtant continuellement brassé par des mutations écologiques, techniques et sociales. Les contributions participent à mettre en lumière cette contradiction, en montrant les limites de penser la culture méditerranéenne essentialisée à travers la seule représentation symbolique de ses vignobles.

Blé, vigne et olivier sont ainsi pensés comme des points d’entrée dans l’étude des transformations des pratiques et des représentations sociales en Méditerranée, et ce, à différentes échelles d'analyses spatiales et temporelles. Les articles du numéro apportent une précieuse contribution à l’analyse plus large des sociétés méditerranéennes, pensées à la fois dans leur unité et leur fragmentation.

Amouretti Marie-Claire et Comet Georges, 1992, Le livre de l’olivier, Edisud.

Angles Stéphane, 2023, « Les routes culturelles de l’olivier et de l’huile d’olive : les voies de la “méditerranéité” », Pour, 1 N° 245, p. 81-93.

Braudel Fernand, 2017 [1966], La Méditerranée et le monde méditerranéen à l’époque de Philippe II, Armand Colin.

Braudel Fernand, 1979, Civilisation matérielle, économie et capitalisme  :xve-xviiie siècle (I‑III), Librairie générale française.

Brun Jean-Pierre, 2003, Le vin et l’huile dans la Méditerranée antique : Viticulture, oléiculture et procédés de transformation, Éditions Errance.

Casanova Antoine, 2008, La vigne en Méditerranée occidentale. Actes du 128e Congrès national des sociétés historiques et scientifiques, « Relations, échanges et coopération en Méditerranée », Bastia, 2003. Paris : Éditions du CTHS, 0 p. (Actes des congrès nationaux des sociétés historiques et scientifiques, p. 128-16)

Chazan-Gillig Suzanne, 1993, « Civilisation de l’olivier et des céréales », Peuples Méditerranéens n° 62-63, p. 97-113.

Colonna Cécile, 2011, « Boire avec les dieux : Trois coupes attiques à figures rouges », Revue de la BNF, n° 38, p. 64-73.

Fumey Gilles, 2007, « Penser la géographie de l’alimentation (Thinking food geography) », Bulletin de l’Association de Géographes Français, n° 84, p. 35‑44.

Gueringer Alain, Perrin Coline et Barthes Carole, 2017, « Tensions sur l’espace agricole : Quand les enjeux fonciers réinterrogent le rapport entre propriété et usage », VertigO - la revue électronique en sciences de l’environnement, n° 17.

Hobsbawm Eric, 2014 [1983], The Invention of Tradition, Cambridge University Press.

Leroi-Gourhan, André, 1965, Le geste et la parole. Sciences d’aujourd’hui. Paris : Éditions Albin Michel.

Le Roy Étienne, 2011, La terre de l’autre : Une anthropologie des régimes d’appropriation foncière, LGDJ-Lextenso éd.

Reguant-Aleix Joan, 2012, Chapitre 1. La diète méditerranéenne : donner un nom au futur. MediTERRA, La diète méditerranéenne pour un développement régional durable. Presses de Sciences Po, p. 27-51.

Souissi Mohamed, 2023, « Les routes œnotouristiques : une nouvelle forme de tourisme alternatif dans les vignobles du Cap Bon (Tunisie) », Pour, 1 N° 245, 2023. p. 261-276.

Verdié Minelle, 1990, La civilisation de l’olivier, Albin Michel.

Andrea Gallinal Arias

Doctorante en science politique, Aix-Marseille Université, CNRS, MESOPOLHIS, ED 67, France

Léna Haziza

Doctorante en sociologie, Aix-Marseille Université, CNRS, MESOPOLHIS, ED 355, France

Marcos Marinho Fernandes

Doctorant en histoire, Aix-Marseille Université, CNRS, TELEMMe, ED 355, France

Mélissa Mathieu

Doctorante en musicologie, Aix-Marseille Université, CNRS, PRISM, ED 354, France

Luca Nelson-Gabin

Doctorant en histoire, Aix-Marseille Université, CNRS, IREMAM, ED 355, France

Julien Panaget

Doctorant en géographie, Aix-Marseille Université, CNRS, TELEMMe, ED 355, France

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