Vulnérabilités et agentivités en Méditerranée
Mutations en Méditerranée (MeM) est une revue scientifique pluridisciplinaire qui s’intéresse aux transformations prenant place dans l’espace méditerranéen. Gérée par des doctorant·es (ED 67, 354, 355) et portée par le laboratoire MESOPOLHIS (Aix-Marseille Université, CNRS et Sciences po Aix), elle offre un espace de publication aux jeunes chercheur·ses à travers un numéro thématique annuel, en accès ouvert, et accueille des articles en anglais et en français.
Ce numéro de Mutations en Méditerranée se propose d’étudier la question des vulnérabilités. La Méditerranée en tant qu’espace historique, géographique, sociopolitique et culturel — à la fois partagé et conflictuel (Dupuy 1994 ; Bedjaoui 1994) — est un laboratoire d’analyse à ciel ouvert sur cette question. Trois angles sont envisagés : territoriales et patrimoniales ; politiques, juridiques et religieuses ; sociales et corporelles.
Les vulnérabilités en Méditerranée s’inscrivent dans un contexte mondial marqué par des phénomènes naturels et anthropiques aux conséquences parfois funestes. Les inondations fin 2024 en France et en Espagne, le tremblement de terre de magnitude 6,9 sur l’échelle de Richter au Maroc en septembre 2023 ou encore la multiplication des flux de migrant·e·s forcé·e·s (Wihtol de Wenden 2018) en sont quelques exemples récents. Espace de mouvements et en mouvement, la Méditerranée et ses deux rives sont ainsi soumises à de nombreux risques naturels mais également sociaux, politiques, économiques et culturels (Lazzeri et Moustier 2010).
Comment se manifeste, dans cet espace et son contexte, la notion de vulnérabilité ? Communément, la vulnérabilité traduit une situation de faiblesse à partir de laquelle l’intégrité d’un être est ou risque d’être affectée, diminuée, altérée (Liendle 2012). Appliqué aux sciences sociales, ce concept permet précisément de qualifier de « populations vulnérables » des groupes soumis à des situations de risque anormalement élevé dans un contexte géographique et historique donné (Brown et Scodellaro 2023) : on pensera notamment aux travaux de Serge Paugam sur la nouvelle pauvreté (1991). Les sciences environnementales et de la gestion de phénomènes naturels se sont quant à elles emparées du concept de vulnérabilité en tenant compte des inégalités d’impact des accidents naturels en fonction des groupes humains touchés (Martin 2019). Être vulnérable, c’est donc être exposé à des menaces externes qui mettent à l’épreuve un certain nombre de ressources (Martin 2019). Mais la vulnérabilité est-elle uniquement synonyme de faiblesse ?
Si étymologiquement la vulnérabilité invite à considérer les atteintes à l’intégrité des environnements naturels comme sociaux, il serait réducteur d’attribuer une lecture de la région méditerranéenne uniquement en termes de risques et de faiblesses. Ainsi, une longue tradition sociologique s’est saisie des notions de dignité, de mépris, de manque de reconnaissance et de souffrance dans l’étude de résistances ou de contestations démocratiques portées par des personnes souffrant de privation de droits (Thompson 1963, Scott 1985 ,1990, Paugam 1991 et Honneth 1992). Il existe des formes de résistance quotidienne des dominés, un « pouvoir des faibles » étudié par les auteurs des Subaltern Studies (Chatterjee 2004, Chakrabarty 2000, Spivak 1988). Pour ce numéro de la revue Mutations en Méditerranée, les contributeur·ices sont invité·e·s à questionner les vulnérabilités selon la capacité des individus à être affectés et à affecter en retour (Gilson 2014). Ce numéro propose une approche interdisciplinaire de la vulnérabilité afin de traiter les enjeux et mutations de la région méditerranéenne ainsi que les facteurs de risque spécifiques qui y sont liés, tant par une approche des sciences sociales que par celle des sciences du vivant. Aussi, considérant la capacité d’agir des populations, y compris celles soumises au plus grand nombre de risques, les contributeur·ices sont invité·e·s à inclure dans leur réflexion la notion d’agentivité (Garrau 2021). L’agentivité implique de questionner les différents rapports de force (environnementaux, socio-politiques) et leurs effets sur l’individu et sa place dans le monde, ainsi que les différentes possibilités de réinvestissement et de réaction. Cette approche propose ainsi de renouveler la notion de vulnérabilité au prisme de la résistance, de la critique (théorique, politique, sociale) et de l’autonomie.
Les contributeur·ice·s sont dès lors encouragé·e·s à se saisir des grandes pistes de réflexion allant des vulnérabilités territoriales aux enjeux politiques, juridiques et religieux en passant par l’usage des corps face aux risques et leur effet cumulatif dans l’espace méditerranéen au sens large. La revue encourage les approches comparées, la réflexivité sur les concepts et les démarches d’enquête empirique. Publiées en open source, les contributions futures pourront s’appuyer sur des corpus de sources détaillées.
Axe 1.Vulnérabilités territoriales et patrimoniales
Ce premier axe propose d’étudier des territoires et patrimoines vulnérables aux phénomènes naturels et anthropiques. Ces phénomènes conduisent à une vulnérabilité à la fois populationnelle et environnementale.
Aléas naturels et facteurs anthropiques : territoires et patrimoines en danger
L’élévation du niveau de la mer due en partie à la dilatation thermique de l’eau et aux fontes des glaciers, pose la question de la préservation des patrimoines matériels et naturels. L’érosion des côtes, la sururbanisation des littoraux et l’activité touristique en plein essor dans le bassin méditerranéen (Plan Bleu 2022) mettent en péril des villes qui abritent un patrimoine culturel inestimable, à l’image de Venise, Istanbul ou Alexandrie. Patrimonialiser certains sites pour les protéger apporte malgré tout une visibilité touristique qui, par la surfréquentation, participe à leur vulnérabilité. On peut citer le parc national des Calanques de Marseille ou le parc naturel régional de Camargue. Des territoires comme la vallée du Rhône, l’Occitanie ou encore le Delta du Nil sont également en danger face aux risques d’inondations à venir (Pasikowska-Schnass 2024). Le lien entre activités anthropiques et changement climatique fait partie des défis que nous vivons actuellement. Les dérèglements climatiques passés peuvent nous renseigner sur la manière de faire face à des changements qui ont bouleversé des civilisations entières et témoignent d’un phénomène récurrent (Kuzucuoğlu 2011). Cet axe invite à interroger l’activité humaine, présente et passée, les politiques d’urbanisme et d’aménagement du territoire et leurs effets sur le patrimoine méditerranéen. Ainsi, comment les territoires et le patrimoine qu’ils abritent sont-ils exposés aux phénomènes naturels et aux facteurs anthropiques ? Dans quelle mesure la population et les acteurs de ces territoires vulnérables se mobilisent-ils ?
L’exploitation des ressources : une activité à forts enjeux environnementaux et climatiques
L’activité humaine a conduit, notamment en Afrique du Nord et dans le Sud de l’Europe, à la littoralisation et à la surexploitation des ressources marines, soit halieutiques et fossiles, ayant pour conséquence entre autres l’appauvrissement des sols, le stress hydrique et l’avancée de la désertification. Ces phénomènes poussent à s’interroger sur la durabilité et la viabilité de nos systèmes de production, de consommation et d’échange et sur leurs influences sur le paysage de ces territoires. Les différentes régions de la Méditerranée sont confrontées à un accès inégal aux ressources, une surexploitation des mers et une mise en péril de sa biodiversité dues à la pêche, aux cultures marines intensives et à la pollution des eaux (Cuttelod, Garcia, Abdul Malak et al. 2008). Les instabilités politiques et économiques affectent l’accès aux ressources énergétiques, marines et alimentaires de différentes façons. En Syrie, la guerre civile a grandement fragilisé le secteur de l’agriculture, où 40 % de la main-d’œuvre était employée avant 2011. En Égypte, la fragilité alimentaire est fortement liée aux fluctuations du marché et aux hausses de prix (Soffiantini 2020). Dans les pays au climat aride ou semi-aride, l’exploitation des ressources souterraines en eau conduit à leur dégradation quantitative et qualitative (Chkir, Trabelsi, Bahir et al. 2008). Quelles politiques sont mises en œuvre tant au nord qu’au sud de la Méditerranée ? Comment les acteurs politiques et individuels adaptent leurs comportements aux tensions d’accès à des ressources limitées ? Comment répartir ces ressources et éviter des conflits ?
Axe 2.Vulnérabilités politiques, juridiques et religieuses
Tous les risques n’émanent pas de phénomènes naturels, certains sont propres aux sociétés humaines. Ce deuxième axe interroge les vulnérabilités politiques, juridiques et religieuses de groupes minoritaires dans l’espace méditerranéen.
Circulations et cohabitations des minorités
La liberté de circulation est un droit fondamental non contraignant inscrit dans la Déclaration universelle des droits de l’homme (article 13) et inégalement appliqué. De ce fait, la mise en place de catégories dont la définition est en constante évolution (étrangers, réfugiés, voyageurs, migrants non accompagnés) sert des objectifs politiques (Pettenella 2019, Genonceau 2024) et conditionne l’accès ou non à certains droits (droit de circulation, droit de protection, droit d’asile) en fonction des raisons de déplacement (guerres, travail, ressources, meilleure qualité de vie). À travers les formes de coexistence, d’accueil, de rejet et de xénophobie (Baby-Collin, Clerval et Talpin 2021), cet axe invite à penser la vulnérabilité des populations migrantes mais aussi celle des minorités (religieuses, démographiques, politiques). Toutefois, les minorités favorisent aussi des formes de solidarité ; la minorité se transforme en corps et structure les groupes (Khillo 2024) pour défendre une présence et des droits sur un territoire. L’entreprise migratoire, en tant que recherche d’alternative à une situation de vulnérabilité, entraîne une reconfiguration des appartenances (de Gourcy 2018, Cuzol 2018). Ainsi, sur les plans politique et juridique, la Méditerranée est un objet de convoitises, les États cherchant à imposer à cet espace et à ses habitants leurs droits et leur souveraineté (Calafat et Grenet 2023). Les pays en bord de mer, voie clandestine fréquemment empruntée (Sargenti 2021), sont particulièrement exposés à la présence migratoire (Agier 2022).
Climat social et participation politique d’une rive à l’autre
Les États méditerranéens ont été, au xxe siècle, des laboratoires de mutations institutionnelles majeures, qu’il s’agisse des luttes armées pour l’indépendance (e.g. Algérie) ou des processus de transitions démocratiques (e.g. Espagne et Italie post-fascisme). La participation politique des populations et en particulier des groupes les plus fragiles, est un enjeu pluridimensionnel qui couvre autant la possibilité d’expression contestataire que celle qui passe par les urnes. Aussi, en Grèce à partir de 2008 apparaissent des mobilisations liées aux conséquences socio-économiques de la crise économique, entraînant l’apparition ou le renforcement d’une tradition contestataire de grèves générales associées au mouvement des Indignados (Tsiridis et Papanikolopoulos 2011 ; Kotronaki 2013). Au Machrek ou au Maghreb, les mouvements de contestation qui, après les Printemps Arabes, avaient donné lieu à des lueurs d’espoir de bouleversements politiques majeurs n’ont pas provoqué les effets escomptés par les populations mobilisées (De la Messuzière 2020). Par ailleurs, en Europe, le sens du vote semble préoccuper des franges de la population qui éprouvent un manque en matière de représentation politique (Pisani et Occansey 2022). Ainsi, comment les populations vulnérabilisées se mobilisent-t-elles pour réinvestir l’espace politique et que reste-t-il de l’héritage laissé par ces mouvements contestataires ?
Axe 3. Vulnérabilités sociales et corporelles
Afin de ne pas réduire la lecture de la région méditerranéenne à une approche en termes de risques et de faiblesses, cet axe questionne les vulnérabilités selon la capacité des individus à être affectés et à affecter en retour.
Prendre soin et réapproprier les corps : minorités plurielles
On retrouve, au sein des sociétés méditerranéennes, des luttes de représentations et rapports de force pour la détermination d’une norme dominante pouvant varier d’un État à l’autre, et qui assigne dès lors certains groupes sociaux dans des catégories stigmatisantes, marquant ainsi les corps et les comportements. Il s’agit dès lors de saisir l’agentivité de ces groupes sociaux et leur capacité à (se) jouer de ces catégories. S’agissant par exemple des sexualités minoritaires, les productions culturelles sur les deux rives participent d’un travail de reconnaissance qui va à l’encontre des cadres dominants (Ncube 2014). De la même façon, la minoration de genre dont les femmes font l’objet est remise en question au prisme de l’agentivité. C’est le cas des jeunes filles “qui sortent” à Tanger ou ailleurs, et qui recomposent les pratiques transactionnelles liées à l’intime ou au divertissement (Cheikh 2020). En prenant comme point de départ le regard critique autour de la composition symbolique d’une minorité sociale (Foucault 1999 ; 2004) et corporelle, notamment à travers la catégorisation de genre (Butler 2018), les contributeur·ices sont invité·e·s à mener une réflexion sur les modes de réappropriation et d’agentivité de ces groupes. En effet, l’agentivité, la capacité d’agir d’un individu ou d’un groupe dit minorisé, ouvre à la réinvention des normes qui leur sont imposées et à leur contestation (Garrau 2021). Quelles contestations sont menées autour de ces catégorisations ? Quels modes de solidarité et de sollicitude existent au sein même de ces groupes ? Comment protéger son intégrité corporelle dans un contexte de répression d’identités spécifiques ?
Se mobiliser en tant que personne vulnérable, décentrer le regard et représenter la fragilité autrement
Parmi les espaces de mobilisation et de rayonnement possible, l’art et les pratiques culturelles font l’objet d’un investissement particulier. Dans ce cadre, se reconnaître vulnérable implique de proposer l’expérience du sensible à un public en lui présentant un environnement significatif et en organisant des flux de représentations sociales, politiques, philosophiques (Dewey 2010). Ces représentations concernent les corps (Brenez 2019), dans la mesure où l’image artistique construit en son propre corps une représentation qui vit et donne vit, que ce soit dans sa réalité esthétique en soi que dans le sens de sa réception. L’ancrage des représentations esthétiques dans une réalité socioculturelle spécifique permet de redonner de l’agentivité et de construire un espace de contestation (Ouardi et Lemoine 2010 ; Abdel Hamid 2017). On pense aux chants populaires kabyles permettant de déplorer une certaine fatalité imposée à l’expérience de l’exil (Mohia 1997), ou bien au réinvestissement de figures horrifiques et fantastiques dans les productions cinématographiques de la rive Sud de la Méditerranée pour illustrer les inégalités sociales et genrées comme A Girls Walks Home Alone at Night (dir. Ana Lily Amirpour 2014) ou Sayyedat al-Bahr (dir. Shahad Ameen 2020). Les contributeur·trice·s sont alors invité·e·s à questionner l’agentivité en Méditerranée d’un point de vue culturel, dans le sillage de la réappropriation des corps dans l’espace par l’art. Peuvent notamment être questionnées la pratique active (Cyrulnik 2018 , Arnaud 2008), la pratique spectatorielle (Caune 1996, Jojczyk 2018, Maigret et Mace 2005) ou la représentation institutionnalisée dans un espace-musée (Lambert et Rasse 2019, Soulier 2015, Ferloni et Sitzia 2022).
Conditions de soumission
Les propositions de contributions doivent contenir entre 2500 et 5000 signes (espaces compris, hors bibliographie). Elles doivent contenir un titre, des mots-clés et la bibliographie utilisée. Elles sont acceptées en français ou en anglais. Consulter les normes éditoriales.
Les propositions doivent être envoyées sous format Word (.docx) à l’adresse
mesopolhis-revue-mem@univ-amu.fr
Merci de confirmer dans l’email votre statut de doctorant et votre affiliation.
Calendrier prévisionnel
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Date limite de retour des propositions d’articles : lundi 20 janvier 2025, à 17h
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Résultat de la procédure de sélection des propositions : fin janvier 2025
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Date limite de réception des articles (V1) : avril 2025
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Retour des évaluations aux auteurs : mi-mai 2025
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Parution en ligne du second numéro : novembre 2025
Comité de rédaction Numéro 3 | 2025
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Emma Giraud-Legrand, doctorante en histoire, Aix-Marseille Université, CNRS, TELEMMe et LERMA, ED 355
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Florentin Groh, doctorant en science de l’information et de la communication, Aix-Marseille Université, CNRS, PRISM ED 354
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Léa Nivoix, doctorante en science politique, Aix-Marseille Université, Sciences Po Aix, CNRS, MESOPOLHIS, ED 67
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Ana Rubio, doctorante en architecture, ENSA-Marseille, INAMA, ED 355
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Gabriel Terrasson, doctorant en anthropologie, Aix-Marseille Université, CNRS, IREMAM, ED 355