La distribution du vignoble de la vallée du Rhône répond à une logique de proximité initiale avec le fleuve Rhône, notamment de son bassin versant (Béthemont et Bravard 2016) débutant avec les premières vignes de Vienne Vitis Vienna (Marcellin 2021) et s’étendant le long de l’axe rhodanien jusque dans les vignobles des Costières de Nîmes ou Coteaux du Luberon. Évoquant l’impétueux fleuve Rhône en 1932, dans la Revue des vins de France, Henri Astruc (Astruc 1932) rappelle aux lecteurs et amateurs de vins la relation de complémentarité entre le lit fluvial et l’agriculture sur ses rives « vers le sud, créant et creusant ce sillon magnifique qu’est devenue notre belle vallée du Rhône, si fertile et si riche en culture de choix, où les fruits prennent plus qu’ailleurs saveur, aspect et qualité ». De plus, Astruc détaille alors les espaces viticoles qui se déploient en archipel sur les rives rhodaniennes dont il se veut défenseur face aux usurpations dont ils ont pu faire l’objet au début du siècle, tout en prônant la qualité des vins des Côtes du Rhône. Alors directeur de la station œnologique du Gard, il soutient le processus initié depuis les années 1920 de fédérer les vignerons des Côtes du Rhône mais reconnaît un gradient qui distingue les Côtes-du-Rhône septentrionaux des Côtes-du-Rhône méridionaux. En effet, toutes les vignes plantées dans la vallée ne portent pas ce nom qui est devenu à l’aube du xxe siècle un label, une identité viticole propre. Historiquement1, l’origine d’une identité Côte-du-Rhône revient à l’usage de ce terme dans un arrêt royal de 1737 qui octroie à plusieurs localités autour de Roquemaure et Bagnols-sur-Cèze dans la basse viguerie d’Uzès le droit de porter l’appellation de « Côte-du-Rhône » afin, déjà, de protéger les vins produits des contrefaçons. On parle alors de la Côte du Rhône et cette dernière se situe dans la partie méridionale de la vallée rhodanienne. L’emploi de cette dénomination reste ensuite plus aléatoire au cours des siècles jusqu’aux crises du phylloxéra et des surproductions de la fin du xixe siècle qui donnent lieu à de nombreuses usurpations de noms et des méthodes productives frauduleuses. Débutent alors des démarches juridiques entraînant une distinction entre les vignobles rhodaniens de qualité qui pourront porter cette appellation et ceux qui n’en auront pas le droit. La création du Syndicat général des vignerons des Côtes du Rhône en 1929 sous l’égide du baron Le Roy de Boiseaumarié, juriste et propriétaire du Château Fortia à Châteauneuf-du-Pape, repose ainsi sur l’aspiration de réaliser une unité rhodanienne autour des vignobles produisant un vin de qualité et qui porterait alors le nom de Côtes-du-Rhône, qu’il soit produit dans la partie septentrionale de la vallée ou dans sa partie méridionale.
Cependant, cette ambition est rapidement remise en question par l’idée que les vins du midi peuvent revêtir à eux seuls une appellation distincte, comme le souligne François Bonvin2 dans la revue du syndicat en 1958. Les vignobles méridionaux des Côtes du Rhône détiennent alors une position centrale dans l’élaboration de cette appellation. Elle endosse une partie des identités territoriales rhodaniennes et s’appuie sur un récit fondateur entretenu par les acteurs de ce système. Ce récit est ainsi relayé à la fois par le Syndicat général des vignerons des Côtes du Rhône et par des experts comme Henri Astruc précédemment cité, qui a été non seulement le directeur de la station œnologique du Gard mais également un des experts engagés pour établir les contours de l’aire originelle d’appellation des Côtes du Rhône en 1938 (figures 1 et 2). Ainsi, théoriquement, la distinction nord/sud entre les vignobles est abolie et laisse place à une nouvelle différenciation reposant sur une hiérarchie entre les vins des vignobles prestigieux (gardant leur nom de commune viticole) et ceux de zones plus communes (obtenant uniquement le titre de Côtes-du-Rhône). La construction de ces appellations au sein de l’aire régionale met en lumière des territorialités, c’est-à-dire des identités territoriales fondées ici non seulement sur les espaces viticoles aménagés mais aussi sur des interactions sociales juridiques tout autant que des représentations et récits liés à ces territoires. Ces territorialités des Côtes-du Rhône sont ainsi à la fois distinctes, hiérarchisées et complémentaires.
L’hypothèse de cette contribution repose sur l’étude des cartes comme outil de compréhension des représentations idéelles et matérielles qui se sont élaborées au cours du xxe siècle autour de l’identité Côtes-du-Rhône. Si la carte est discursive et porteuse de récits, son étude permet de compléter et d’enrichir les approches se fondant sur des sources écrites et archéologiques.
Ainsi, par son analyse, il s’agira bien de montrer comment la cartographie des espaces de la vigne et du vin dans la vallée du Rhône, notamment dans sa partie méridionale, permet de comprendre les logiques d’une construction d’une territorialité viticole unifiée où subsistent pourtant des différenciations spatiales entre les zones septentrionales et les midis sous influence méditerranéenne.
Après avoir expliqué la démarche adoptée pour comprendre dans quelle mesure l’étude des cartes au sein des vignobles rhodaniens du xxe siècle met en lumière des représentations spécifiques, il sera alors intéressant de mesurer les différenciations qui se sont élaborées au sein de cette aire d’appellation au prisme de plusieurs échelles. L’étude des « habits de la carte », de son langage et des types de productions cartographiques permettra alors dans un dernier temps de souligner une identité territoriale des vignobles méridionaux autour des terroirs géophysiques méditerranéens mais également d’interroger par les cartes de l’œnotourisme naissant le maintien de l’influence des espaces méridionaux sur ceux du reste de l’aire d’appellation.
Méthode et hypothèse : une analyse des représentations idéelles et matérielles par les cartes
Enjeux théoriques de la cartographie au sein des études des vignobles
Quelle place tiennent les cartes dans ce processus d’identification des territorialités viticoles au cours du xxe siècle et que nous apprennent-elles de plus que les autres sources ?
Afin de répondre à cette question méthodologique, il est important de comprendre comment le corpus documentaire a été élaboré. Ce dernier relève d’une collecte de ces documents au sein des archives (nationales à Pierrefitte-sur-Seine et départementales notamment à Nîmes, Avignon, Valence et Privas). Il apparaît alors que les cartes tiennent une place secondaire dans les processus de labellisation des Côtes du Rhône au xxe siècle. Leur inégale conservation au sein des archives de l’INAO ou de ses partenaires (chambres départementales de l’agriculture par exemple) soulève deux constats. Premièrement, les cartes sont peu nombreuses dans les dossiers élaborés pour les processus de labellisation et aujourd’hui conservées aux archives publiques nationales ou départementales. Deuxièmement, à cause des premières délimitations judiciaires initiées dès les années 1920, l’écrit revêt une place prépondérante notamment due au fonctionnement des tribunaux. Pour chaque commune ayant sollicité une demande de reconnaissance, un dossier est élaboré, comprenant une partie écrite et un plan cadastral synthétisant la localisation des parcelles labellisées (déjà énumérées dans le rapport écrit).
Ces cartes ont alors pour vocation de traduire la situation des vignes (localisation et statut de la parcelle) à l’échelle des communes mais plus largement dans l’aire régionale des Côtes du Rhône (figures 2 et 3). Pourtant, l’exploration des archives publiques a également permis de mettre en lumière d’autres documents cartographiques qui traduisent d’autres dimensions des territorialités viticoles rhodaniennes. Dans leurs courriers ou rapports, les experts tout comme les vignerons font référence à des cartes comme celles présentes dans l’ouvrage de Henri de Lapparent Le vin et l’eau-de-vie de vin : agriculture industrielle et commerciale publié en 1892. Tout en dessinant les contours de l’aire d’appellation Côte-du-Rhône, les experts publient ou participent à la publication d’ouvrages comportant des cartes et qui sont conservés bien souvent dans les archives des syndicats ou de l’INAO. C’est notamment le cas de l’Atlas de la France Vinicole « Côtes du Rhône » de Louis Larmat publié en 1943. En outre, le xxe siècle connaît un développement d’une nouvelle place conférée aux activités touristiques. Les territorialités viticoles sont mises en valeur afin d’inscrire les mobilités touristiques qui traversent la vallée rhodanienne dans le maillage des vignobles labellisés. Une entente se dessine entre les syndicats des vignerons faisant la promotion de leurs vins et les experts de l’INAO qui ont attesté de la qualité viticole, comme le souligne Pierre Charnay dans son ouvrage Vignobles & vins des côtes du Rhône, en 1985.
Si la cartographie est conçue comme une science du réel en transposant des informations des territoires, ici viticoles, sur un document papier, elle permet également de répondre à des questions sur ce réel et d’en donner une interprétation. La sélection ici permet de mettre en lumière les représentations élaborées par les auteurs de ces cartes, héritées de leur perception des espaces viticoles rhodaniens. Les concepteurs de ces cartes ont alors choisi des informations après observation, établi un questionnement, défini des enjeux et formulé des hypothèses, puis construit l’expérience de cette carte grâce à des outils tels qu’un langage graphique spécifique, donnant enfin lieu à un résultat cartographique.
Ainsi, le corpus documentaire que je propose d’étudier repose principalement sur des documents cartographiques qui ont un lien direct avec les acteurs des labellisations (experts et vignerons). En raison des choix de conservation au cours du temps, la quantification apparaît fastidieuse et surtout peu significative. C’est pourquoi, il s’agira d’appréhender ces cartes selon une approche qualitative, par théorisation ancrée, afin de proposer l’éventail des documents cartographiques à différentes échelles et de caractériser les constructions de ces identités vitivinicoles méridionales voire méditerranéennes qui cherchent à se distinguer dans un ensemble plus vaste des vignobles rhodaniens et des autres vignobles méditerranéens (Moustier 2019).
Une approche de géographie historique
Pour souligner la construction progressive des identités territoriales viti-vinicoles au sein de la vallée rhodanienne au cours du xxe siècle, il est intéressant de faire converser les démarches historiques et géographiques dans le commentaire des cartes sélectionnées. Parmi les chercheurs qui ont emprunté cette perspective, Roger Dion est une figure remarquable à double titre : non seulement il théorise la nécessaire porosité entre ces deux disciplines dans ses cours au Collège de France dès 1949 sous l’angle d’une géographie qu’il nomme « rétrospective », mais il sera aussi à l’origine de travaux sur les systèmes vitivinicoles français en mettant en application cette approche qui prend forme dans son ouvrage Histoire de la vigne et du vin en France des origine au xixe siècle publié en 1959 (Dion 2010).
Si cet auteur, dans son discours inaugural au Collège de France, rappelle que l’histoire peut se nourrir de l’analyse spatiale et que la géographie doit intégrer les temporalités, il a permis d’élaborer une approche transdisciplinaire qui a été ensuite relayée en France dans les travaux de Xavier de Planhol et Paul Claval (de Planhol et Claval 1988). Les cartes sont alors des témoins des spatialités passées et leur commentaire convoque des outils relevant des sciences historiques et géographiques. Il est alors nécessaire de questionner le sens qui leur a été attribué lors de leur réalisation, notamment leur historicité.
La notion d’historicité est définie par François Hartog (Hartog 2003), elle est un outil heuristique qui permet de mieux appréhender non pas la durée mais les moments de rupture selon les sociétés. L’historicité est alors une façon de construire le temps, de le définir et de lui donner du sens. Dans le cadre de nos recherches, cet outil est essentiel, car la dimension de la représentation spatiale peut aussi être interrogée à l’aune du régime des historicités, dans la mesure où la carte peut aussi énoncer un discours sur l’époque de conception, ses logiques sociales et spatiales (figures 4 et 5).
En outre, souvent, la carte ne se suffit pas à elle-même, elle gagne à être mise en relation avec d’autres documents qui éclairent les intentions des cartographes et donnent du sens aux données inscrites sur le fond de carte comme les gloses, annexes ou textes associés.
Cette approche par l’historicité est une nouvelle mise en garde contre une lecture trop rapide des documents cartographiques qui pourrait laisser croire à une portée universelle. La contextualisation permise par l’outil de l’historicité met en avant les singularités de l’objet cartographique, qui n’est plus seulement un discours spatial, mais également un discours sur le temps et les époques qu’il a traversées.
En somme, l’approche que nous avons adoptée pour comprendre les territorialités qui se sont dessinées au sein des vignobles rhodaniens procède d’une posture de recherche relevant de la géographie et de l’histoire. La carte est ainsi un objet dessiné présentant un discours sur l’espace et une époque. Si cette ressource a tenu une place marginale dans les dossiers des experts mandatés par l’INAO privilégiant les rapports écrits, elle prend néanmoins une dimension nouvelle durant la seconde moitié du xxe siècle et son examen permet de faire émerger un récit de la territorialité viticole méridionale dans l’espace rhodanien notamment.
Distribution et structuration du vignoble rhodanien : hiérarchisation et polarisation
Une dichotomie nord-sud
Malgré une intention affirmée des acteurs de l’INAO ou du Syndicat général des vignerons des Côtes du Rhône de fonder un territoire unifié partageant la production de vins de qualité, une différenciation se dessine entre les espaces viticoles septentrionaux et méridionaux dont témoignent les productions cartographiques. C’est notamment le cas des cartes proposées dans l’Atlas de la France vinicole de Louis Larmat.
Composé de plusieurs volumes consacrés à des régions viticoles (les vins de Bourgogne, de Champagne, des coteaux de la Loire, des Côtes du Rhône, des eaux-de-vie de France comme le cognac), il est publié entre 1942 et 1947. L’ouvrage est illustré de nombreuses cartes dépliantes en couleur et des planches photographiques présentant des paysages célèbres des aires d’appellation. Le volume consacré aux Côtes du Rhône est publié en 1943 sous le haut patronage du Comité des appellations d’origine des vins et eaux de vie et préfacé notamment par Joseph Capus, ancien ministre de l’Agriculture et surtout président à cette date du CNAO. Ainsi, les représentations cartographiques sont conformes au processus de labellisation et délimitation initié depuis le début du siècle par les professionnels de la vigne et du vin de cette région. Il s’agit de cartes qui traduisent la lecture des acteurs de cette labellisation.
En effet, le xxe siècle est jalonné de différentes étapes qui ordonnent les labellisations des Côtes du Rhône et participent au déploiement progressif de l’appellation au sein de l’espace rhodanien. De nombreuses cartes sont produites afin de compléter et peut-être éclairer les rapports écrits des experts.
La première étape de ces labellisations concerne les délimitations judiciaires. Elles relèvent de procédures individuelles ou collectives menées afin de protéger les vins produits localement de la concurrence et des mauvaises pratiques. Elles procèdent d’une législation élaborée par l’État français afin de protéger les productions agricoles et alimentaires de fraudes possibles. Les lois du 1er août 1905 et du 5 août 1908 engagent ainsi à une protection des producteurs et consommateurs en orientant leur attention sur l’origine des produits. Mais c’est véritablement la loi du 6 mai 1919 qui confie aux tribunaux la responsabilité de définir et de sanctionner le droit à l’appellation. Ne relevant plus de délimitations administratives, les vignobles et leurs propriétaires peuvent demander d’être protégés. Pour les vins rhodaniens, deux tribunaux sont saisis : le tribunal d’Uzès pour les requêtes relevant des Côtes du Rhône méridionales et le tribunal de Tournon pour celles des Côtes du Rhône septentrionales.
Toute personne qui prétendra qu’une appellation d’origine est appliquée à son préjudice direct ou indirect contre son droit à un produit naturel ou fabriqué et contrairement à l’origine de ce produit ou à des usages locaux, loyaux et constants aura une action en justice pour interdire l’usage de cette appellation (article 1).
Cette loi (confirmée par celle du 22 juillet 1927) encadre les procédures et renvoie à une approche privilégiant des vignobles historiques et inscrits dans un territoire précis. En revanche, elle laisse une latitude aux tribunaux pour définir le sens de ces appellations à protéger et confère à leurs décisions une dimension performative, notamment concernant le déploiement du vignoble reconnu : si le tribunal de Tournon insiste sur la proximité avec le fleuve Rhône et la primauté du parcellaire en coteaux, celui d’Uzès privilégie le cépage, le degré du vin et l’usage du nom Côtes-du-Rhône, minorant le dispositif géophysique, central pour les Côtes du Rhône septentrionales. En 1934, la cour d’appel de Nîmes, saisie par le Syndicat général des vignerons des Côtes du Rhône (créé le 4 avril 1929), mandate des experts principalement issus de la station œnologique de Nîmes afin de procéder à une définition précise de l’appellation, essentiellement basée sur les usages et les limites juridiques. Cette mission est relayée et confirmée par le Comité national des appellations d’origine, institué par le décret-loi du 30 juillet 1935, qui établit alors le régime des appellations dites contrôlées. Le rapport publié le 15 décembre 1936 donne lieu à un corpus non seulement textuel mais également cartographique, hérité des missions menées au sein des communes viticoles ayant adressé des demandes de reconnaissance. Ainsi, 118 communes sont classées Côtes-du-Rhône par le décret du 19 novembre 1937.
Outre les cartes produites par le CNAO puis l’INAO, l’Atlas de Larmat permet de comprendre les logiques des spatialités viticoles de la vallée du Rhône.
L’étude de la carte, qui présente l’aire régionale dans son ensemble, rend manifestes les discontinuités et ruptures autour de l’axe rhodanien. Elles résultent d’une double convergence au sein de cette aire régionale nouvellement dessinée : d’une part, une distinction entre les vignobles du nord et ceux du sud au milieu desquelles sont presque oubliés les Côtes-du-Rhône centraux tels le Brézème (Drôme) ou Saint-Julien-en-Saint-Alban (Ardèche). L’Atlas propose des cartes à différentes échelles, mais les replaçant dans un contexte régional reposant sur la dichotomie nord-sud. Au sein de la zone méridionale, une première hiérarchie répond à une logique de centre-périphérie perceptible par des aplats de couleur différenciés. Les communes de Tavel et de Châteauneuf-du-Pape forment des noyaux d’élite (Kuhnholtz-Lordat). Elles ont obtenu par délimitations judiciaires (15 mai 1936) d’être distinguées des zones viticoles restantes ayant bénéficié d’une enquête reconnaissant leur origine Côtes du Rhône. L’intégration de ces vignobles aux autres Côtes-du-Rhône méridionaux se construit par une relation de complémentarité et par une force centrifuge générée par les vignobles de Tavel mais surtout de Châteauneuf-du-Pape. En témoigne la glose associée aux cartes de cette zone méridionale qui rappelle la prééminence de cette commune viticole, rédigée par le baron Le Roy de Boiseaumarié. Il s’exprime ici non seulement en tant que président du syndicat des viticulteurs de Châteauneuf-du-Pape, mais également comme fondateur du Syndicat général des vignerons des Côtes du Rhône depuis 1929. « Ici messieurs, génuflexion s’il vous plaît, comme il sied devant le Pontife des Côtes du Rhône ! »3. Comme le titre de cet opus l’indique, ce sont les vins des Côtes du Rhône qui seront représentés. Inscrites dans le maillage administratif communal et départemental, ces parcelles se déploient par des aplats de couleur encadrés uniquement par des repères relevant du relief ou du réseau hydrographique. En contrepoint, il est à souligner que les autres formes d’occupation agricole (notamment les autres vignobles non labellisés) sont occultées comme pour les autres volumes de cet Atlas de la France vinicole.
À cette étape de l’analyse, il apparaît alors une première réalité dont rend compte l’étude de cet atlas édité en 1943 : la distribution des vignobles des Côtes du Rhône relève du prisme élaboré par les artisans des délimitations de cette appellation.
Des noyaux d’élite méridionaux
Si le processus de reconnaissance de l’appellation Côtes-du-Rhône ambitionne une unité entre les vignobles qui se déploient au nord ou au sud de l’aire d’appellation, il n’en demeure pas moins des distinctions et des hiérarchisations à l’image des communes qui pourront conserver leur nom comme témoignage de la qualité de leur appellation (comme précédemment vu avec Tavel ou Châteauneuf-du-Pape) et celles qui ne porteront que le titre de Côtes-du-Rhône. Cette hiérarchie a été caractérisée par Georges Kuhnholtz-Lordat, dans son ouvrage La Genèse des Appellations d’origine des vins publié en 1963, dans lequel il a présenté le concept de « noyau d’élite ». Le noyau d’élite est un territoire restreint à l’intérieur d’une appellation qui sert de zone de référence par son originalité (sol, climat et usages) plus que par sa qualité. Pour lui, la difficulté n’est pas la localisation du noyau, mais d’établir les limites des espaces alentour prenant appui sur ce dernier, notamment liées aux forces centrifuges qu’il exerce.
Florian Humbert (Humbert 2018) rappelle que ce concept est avant tout méridional et hérité de son expérience d’expert pour l’INAO à une quinzaine de reprises dans le Sud-Ouest et le Midi de la France. Quand il publie son ouvrage en 1963, il est alors à la fin de sa carrière et il livre un outil qu’il espère opérationnel pour distinguer les vignobles en s’appuyant à la fois sur son expérience et la conception de qualité qu’il a soutenue au cours de ses missions.
Ingénieur agronome de formation, professeur de botanique à l’École nationale d’agriculture de Montpellier et au Muséum national d’histoire naturelle de Paris, il est surtout un expert historique de l’INAO depuis 1936 et est également l’auteur de plusieurs ouvrages ou brochures sur la délimitation comme celui de Châteauneuf-du-Pape (Le Roy De Boiseaumarie, Kuhnholtz-Lordat et Mathieu 1939), écrit en collaboration avec Gaston Mathieu pour l’œnologie, le Baron Pierre Le Roy et préfacée par Joseph Capus.
Nous croyons donc que déceler le noyau d’élite, s’il est repérable, est pour l’expert une opération primordiale. C’est là, en effet, où il pourra presque à coup sûr démêler les éléments, énumérés dans “La Genèse”, à appliquer afin de déterminer l’aire de production quand les usages laisseront un doute (Kuhnholtz-Lordat 1963).
Malgré les précautions nécessaires quant à l’utilisation de ce concept (Humbert 2018), il apparaît néanmoins dans la définition donnée par l’auteur une logique spatiale renvoyant aux polarités dans une aire territoriale. En l’occurrence, il s’agit ici d’un pôle ayant obtenu une légitimité historico-naturaliste conférée par l’INAO à certains vignobles qui diffusent une qualité, une réputation dans un ensemble dont les limites correspondent à un changement de pratiques viticoles et à des conditions agronomiques distinctes de celles des pôles valorisés par l’INAO. Si cette conception des noyaux d’élite est manifeste dans les cartes produites dans l’Atlas de Larmat en 1946, elle prend également une autre dimension à travers une nouvelle phase de distinction initiée par l’INAO dans les années 1960 entre les vignobles des Côtes du Rhône. Le décret du 2 novembre 1966 permet en effet la création d’une appellation nouvelle associant le nom de la commune à celui des Côtes du Rhône pour les vignobles ayant une qualité spécifique et reconnue après enquête. Ainsi, cette nouvelle désignation sélective est attribuée à treize communes des Côtes du Rhône méridionales uniquement4, confirmant un ordonnancement hiérarchique des vignobles et des vins produits dans cette aire d’appellation.
Une territorialité viticole méridionale : cartographie de la naturalisation du terroir viticole méditerranéen
Si des distinctions sont apparues au sein des Côtes du Rhône malgré une aspiration à une unité entre les vignobles, cette même différenciation est également mise en lumière par les productions cartographiques représentant les zones viticoles méridionales.
Du zonage à la délimitation des Côtes-du-Rhône méridionaux
Dans l’avant-propos de son ouvrage (Bordas 1946), Jean Bordas engage les agriculteurs et plus particulièrement les viticulteurs à considérer les conditions naturelles qui animent le « pays du Bas-Rhône » afin d’adapter les mises en culture à ce contexte spécifique.
Il propose alors non pas une délimitation, mais un zonage de ce « pays ». La carte dessine une configuration originale autour du réseau hydrographique du delta rhodanien en ajoutant le modelé du relief représenté par un zonage (« zone du Massif central », « zone alpine » « zone du Bas-Languedoc », « zone des plis provençaux »). Les lieux sont évoqués dans la légende à la fois à travers leurs toponymes (La Crau, Le Tricastin, etc.) ou leurs caractéristiques géomorphologiques (plateau, plaine, dépression, etc.). L’examen du langage cartographique est également intéressant. Il repose sur l’utilisation de flèches, de figurés ponctuels qui rendent compte d’un espace ouvert sans une délimitation précise et « enfermante ». Cet espace est alors séparé des autres espaces méridionaux, mais il n’est pas une monade renfermée sur elle-même et peut être soumis aux influences extérieures comme le climat méditerranéen, caractérisé alors par son indice d’aridité qui est présenté quelques pages plus loin dans l’ouvrage. Ce zonage se fonde non pas sur un tracé précis des limites externes de l’espace, mais sur son homogénéité (Vaudour 2001). Cette cartographie du zonage est également celle qui préside à la réalisation des cartes de Pierre Georges (Georges 1935) sur le Bas-Rhône ou de Henri de Lapparent (de Lapparent 1892), dont le travail est souvent cité par les acteurs de la reconnaissance des Côtes du Rhône au cours du premier xxe siècle.
En revanche, le processus de reconnaissance des vignobles des Côtes du Rhône mené par l’INAO ou les syndicats de vignerons a généré des délimitations. Les limites qui sont alors établies sont discriminantes et séparent une entité spatiale d’une autre avec précision. Elles créent ainsi des discontinuités. Jean Bordas intervient à nouveau en tant qu’expert mandaté afin de circonscrire les parcelles viticoles au sein des finages des communes rhodaniennes dans les années 1930. Son approche d’expert diffère alors de celle d’agronome, car il ne s’agit pas d’élaborer des zonages mais de déterminer quelles parcelles du cadastre présentent des aménités édaphiques suffisantes tout autant qu’une réputation de qualité ancienne (« les usages locaux, loyaux et constants »5) afin d’obtenir une reconnaissance d’appellation. Jean Bordas et deux autres experts produisent une carte de synthèse pour les Côtes du Rhône septentrionales (Drôme, Ardèche, Loire et Rhône) en 1938.
Le même type de carte est réalisé pour les Côtes du Rhône méridionales à la même date pour les départements du Gard et du Vaucluse. Il s’agit de l’assemblage de plusieurs feuilles de cartes d’état-major au 1/50 000e collées sur un tissu afin de fédérer toutes les parties cartographiées de l’espace représenté. Le titre des deux cartes régionales produites (« Délimitation des Côtes-du-Rhône ») indique bien cet enjeu de délimitation procédant des démarches administratives, judiciaires et interprofessionnels initiées depuis les années 1920. Le fond de carte est un ensemble d’informations topographiques inhérentes aux cartes d’état-major sur lequel sont dessinées les limites des maillages des aires d’appellation. La ligne tient ici une place particulière dans le langage cartographique adopté afin de répondre à cet enjeu de circonscription précise. Malgré une légende se résumant à deux figurés représentant des aplats de couleur opposant les vignobles « ayant droit à l’appellation Côtes-du-Rhône » et ceux « n’ayant pas droit à l’appellation Côtes-du-Rhône », des lignes rouges sont ajoutées pour marquer les bordures externes et une ligne épaisse jaune marque une rupture entre les zones viticoles expertisées et le reste du territoire. Ces ruptures formées par les lignes rouges ou plus encore la bande jaune indiquent une démarcation ne laissant pas de place à des échanges avec les zones extérieures. Cette distinction est alors légitimée par l’expertise menée par les agronomes mandatés pour établir, commune par commune, un rapport précis des conditions de production viticole. La délimitation si visuellement discriminante sur la carte est justifiée par l’homogénéité des conditions productives dans les espaces labellisés.
Le milieu est en conséquence le produit des aménités naturelles valorisées par les hommes, les vignerons. Cette « vocation culturale » selon Jean Bordas, expert en 1938, est notamment démontrée par la production cartographique présentant des gradients climatiques (Figure 3), pédologiques, ampélographiques. Si le terroir n’est pas explicitement évoqué hormis par des citations d’Olivier de Serres telles que « le fondement de l’agriculture est la connaissance du naturel des terroirs que nous voulons cultiver, soit que nous les possédions de nos ancêtres, soit que nous les ayons acquis »6, l’approche du milieu est celle d’un possibilisme vidalien comme la citation d’Albert Demangeon le rappelle : « Toutes ces conditions de sols, de relief, de climat et de position pèsent sur l’existence des hommes et imposent une orientation originale à l’exploitation du sol » (Demangeon 1911, p. 31-32).
Ainsi, la carte présentant l’indice d’aridité proposé permet à la fois de circonscrire une zone au climat méditerranéen, mais elle permet de souligner les conditions édaphiques contraintes par une disponibilité en eau de précipitation spécifique dans les basses latitudes françaises nommées ici « Midi méditerranéen » : les vignobles des Côtes du Rhône méridionales partageant des conditions d’aridité distinctes de ceux des Côtes du Rhône septentrionales.
Invisibilité des autres vignobles méditerranéens
Les cartes précédemment étudiées, telles que la carte de délimitation des Côtes du Rhône de 1938 par les experts mandatés du CNAO ou la carte de l’indice d’aridité et des crus viticoles de Jean Bordas, ont en commun de rendre invisibles d’autres vignobles qui pourraient coexister dans cette région du Midi méditerranéen.
Cette co-spatialité existe pourtant et elle est figurée dans les cartes de Jean Bordas dans son Atlas de géographie agronomique des cinq départements du Bas Rhône7. L’auteur cherche alors à mettre en lumière « l’adaptation des cultures au milieu avec la mise en évidence des différents crus ». Après une première série de cartes exposant les caractéristiques du milieu naturel (roche mère, sol, climat, végétation) par département, la carte agronomique met en lumière une adaptation des cultures à ce milieu.
À travers les deux exemples des cartes des départements du Gard et du Vaucluse, plusieurs éléments sont à relever. En premier lieu, chaque département présente une multiplicité de productions locales qui coexistent (Angles 2014) dans des zonages spécifiques. Le langage cartographique employé, en l’absence de légende, est facilement déchiffrable car il est intuitif : la taille des cercles, leur remplissage et leur connexion (par des flèches) à une nomenclature explicative renvoient à un zonage autour d’une mosaïque agriculturale. La grande majorité des formes de cette agriculture est éclairée par les conditions pédologiques et hydriques, confirmant alors l’idée de « vocation culturale ». En outre, les vignobles semblent se distinguer principalement par ce contexte édaphique à l’image des « vignobles à grands rendements » gardois sur « sols gris et jeunes des vallées » et les « Côtes-du-Rhône » dans ce même département sur « sol rouge en terrasses ». Ainsi, les choix opérés dans la construction de ces cartes sont porteurs d’un discours sur les espaces agricoles de ces départements du Midi méditerranéen français : il s’agit de souligner que les potentialités productives sont principalement conditionnées par le dispositif pédologique. Ce dernier apparaît d’ailleurs comme un ressort argumentatif dans la sélection des vignobles qui recevront par la suite une labellisation.
La co-spatialité des Côtes du Rhône et les autres vignobles dans les productions cartographiques tend à disparaître progressivement au cours du xxe siècle. La grande majorité des cartes, notamment à grande diffusion comme une carte postale, ne présentent souvent que le vignoble des Côtes du Rhône au détriment des autres finages viticoles. Même si l’intentionnalité n’est pas clairement détectable sur les cartes, il s’exerce néanmoins un rapport hiérarchique, voire de domination (Harley, Gould, et Bailly 1995 ; Noucher 2023) qui tend à évincer ou marginaliser les autres vignobles. Les syndicats de vignerons des appellations des Côtes du Rhône mais également de l’INAO jouent alors un rôle majeur dans ces hiérarchies comme en témoigne l’examen des cartes produites dans les années 1930 (figures 1 et 2).
Une identité méridionale prééminente au sein des Côtes du Rhône
À travers l’examen de l’aire régionale d’appellation Côtes-du-Rhône, non seulement l’unité de cette région manque d’évidence dans le couloir rhodanien entre les vignobles septentrionaux et méridionaux, mais il semblerait que le Midi soit un espace majeur voire un centre où se positionnent des lieux aux fonctions décisionnelles d’aujourd’hui et d’hier, à l’image du siège du Syndicat général des vignerons des Côtes du Rhône à Avignon ou de la station œnologique de Nîmes qui a centralisé le travail d’expertise dans les années 1930.
L’œnotourisme et les routes des vins
L’examen des cartes portant sur l’œnotourisme, comme la carte postale précédemment analysée (figure 5), rend compte de cette polarisation méridionale. En premier lieu, l’œnotourisme est une activité reposant sur la découverte de la culture de la vigne et de la production vitivinicole. « Il correspond à “toutes les activités touristiques, de loisir et de temps libre, dédiées à la découverte et à la jouissance culturelle et œnophile de la vigne, du vin et de son terroir” (programme européen de l’œnotourisme Vintur 2003) (Baumert 2021). La pratique de l’œnotourisme se traduit par des déplacements jalonnés par « la visite de caves, de domaines viticoles, de musées liés aux vins, par la participation des individus aux diverses fêtes du vin ainsi que par la dégustation de vins » (Ibid.). Aussi, les routes des vins sont des « itinéraires œnotouristiques à travers les vignes reliant diverses exploitations vitivinicoles et destinés à promouvoir les vins des vignobles » des régions viticoles (Ibid.). La dégustation ainsi que par la mise en avant du patrimoine paysager vitivinicole participent à ce système (Ibid).
D’ailleurs, pour Sylviane Boulanger-Fassier (Boulanger-Fassier 2004), le lien entre le paysage et le vin est central : il induit alors une mobilité autour de parcours sélectionnés qui permettent d’explorer des appellations mais plus largement l’environnement culturel et patrimonial associé. La traversée des vignobles est structurée par des étapes dans des communes viticoles. À l’image des experts qui ont eux-mêmes parcouru en voiture les zones viticoles8, les « routes des vins » se dessinent en se superposant au maillage routier qui traverse les départements abritant des Côtes du Rhône. Les cartes mettent en lumière une densité et un nombre plus important de parcours dans la partie méridionale des vignobles des Côtes du Rhône, des « routes de la connaissance des vins des Côtes du Rhône » (Charnay 1985, p. 249) alors que les Côtes-du-Rhône septentrionaux ne disposent que d’une seule route. Dans l’ouvrage Vignobles & vins des Côtes du Rhône de Pierre Charnay, ces routes portent des noms : la route Rubis pour les Côtes du Rhône septentrionales et les routes Rousse, Mauve, Dorée, Orange, Émeraude et Azur pour les Côtes du Rhône méridionales. Elles sont également assorties de commentaires et de photographies qui rendent compte des territorialités de chaque paysage.
Attardons-nous sur l’auteur de cet ouvrage afin de mesurer l’intérêt de l’étude des cartes qu’il propose. Ingénieur agronome formé à l’École nationale supérieure d’agronomie de Montpellier, il entre au CNAO en 1944 recruté par son président d’alors, Joseph Chapus. Après avoir exercé comme expert dans le Mâconnais et en Champagne, il se voit confier des missions dans les Côtes du Rhône en 1948. Il reste alors un acteur éminent de la construction de cette aire d’appellation jusqu’à sa retraite en 1985. À cette date, il rédige l’ouvrage d’où sont extraites les cartes, qui fait figure de testament. Il livre alors sa lecture de ce vignoble, tout en revendiquant sa fidélité au projet mené par l’INAO et le syndicat des vignerons des Côtes du Rhône. Son travail écrit et cartographique s’inscrit dans une double perspective : celle de l’agronome au service de la reconnaissance d’un terroir agronomique de qualité qui fonde les labellisations Côtes-du-Rhône, mais également celle d’un habitant de cette région qui revendique une portée culturelle du vin et de son vignoble en les associant à l’identité des territoires qui les accueillent. En conséquence, l’étude des cartes de l’œnotourisme qu’il intègre dans son ouvrage et les gloses explicatives permettent de faire émerger des éléments caractérisant les représentations culturelles des Côtes du Rhône. Ainsi, tout en occultant les autres vignobles non labellisés, l’auteur décrit ces parcours entre vignes et villages en intégrant des références culturelles provençales voire méditerranéennes. Il évoque ainsi le bâti patrimonial tel que l’église fortifiée du xiiie siècle de Saint-Laurent-des-Arbres (Charnay 1985, p. 252), le modelé des contreforts préalpins ou des Cévennes, le contexte édaphoclimatique méridional ainsi que la végétation naturelle et agricole. Il ajoute également des références à une culture provençale méditerranéenne. Le village de Séguret est alors décrit comme « paisible en hiver, animé à la belle saison par toutes sortes d’activités artistiques où est joué, à chaque veille de Noël, une admirable pastorale en langue provençale. » (Charnay 1985, p. 255). Dépeignant Pont-Saint-Esprit comme une ville inscrite « dans un vaste pays annonciateur des splendeurs méditerranéennes », il cite Frédéric Mistral (1830-1914), poète provençal engagé dans la défense de la culture de sa région :
La Provence apparaît, car son entrée,
C’est le Pont Saint-Esprit avec ses piles
Et ses vingt arcs superbes qui se courbent
En guise de couronne sur le Rhône.
C’est là la porte sainte, la porte triomphale
De la terre d’amour. L’arbre d’olives,
Le grenadier fier de la floraison
Et les millets aux grandes chevelures
Ornent déjà les côtes et alluvions.
La plaine s’élargit, les orées verdoient,
Dans la clarté le ciel s’emparadise.
(Frédéric Mistral cité par Charnay 1985, p. 253)
Par les cartes proposées et éclairées de textes, l’auteur détaille un territoire vitivinicole maillé de routes et de sites qui offrent un voyage à travers une région dessinée par ce système. Il propose une découverte d’une aire de l’appellation qui s’émancipe du cadrage administratif des labellisations fixé par l’INAO. Les six routes des vins dans la partie méridionale soulignent une fois de plus une différenciation plus favorable à la partie sud de l’aire d’appellation. L’œnotourisme est alors l’occasion d’élargir les identités territoriales vitivinicoles aux dimensions agricole, gastronomique, littéraire et patrimoniale provençales.
La carte au service de la médiatisation des vins
En outre, les cartes deviennent, particulièrement dans la seconde moitié du xxe siècle, des images de communication pour la promotion des vins des Côtes du Rhône, notamment encouragée et encadrée par les acteurs du système vitivinicole régional. L’étude des cartes inscrites dans une époque et une période particulières apparaît souvent comme ardue, car elles pourraient être réduites à de simples illustrations sans mesurer les possibilités de l’analyse spatiale qu’elles portent en elles, comme le souligne Jean-Luc Arnaud dans son ouvrage Analyse spatiale, cartographie et histoire urbaine (Arnaud 2008).
Les deux affiches (figures 4 et 5) répondent à un enjeu de localisation de la distribution des vignobles des Côtes du Rhône dans leur ensemble régional, mais elles délivrent également un discours sur l’identité culturelle et patrimoniale associée. Les symboles héraldiques renvoient aux communes provençales comme Orange ou Avignon tout comme le patrimoine architectural au pont d’Avignon ou à la tour de Châteauneuf-du-Pape.
Outre les références aux identités territoriales, les symboles héraldiques sont structurés autour de cartes qui portent à la connaissance du lecteur une appréciation de la distribution du vignoble des Côtes du Rhône, voire une certaine hiérarchisation de ces derniers. Les ressorts de la construction imagée sont mis au service d’un message incitant les interprètes de ces cartes à consommer ces vins. On peut également aisément discerner une influence méridionale plus forte dans la création de l’identité des Côtes-du-Rhône ici représentés comme « vins du soleil » et associée à des femmes qui portent des tenues traditionnelles provençales. Les Côtes-du-Rhône septentrionaux sont alors marginalisés tant par leur superficie réduite que par la territorialité viticole méridionale clairement revendiquée.
Conclusion
La cartographie des vignobles dans la vallée du Rhône met en évidence des différenciations qui se sont opérés au cours du xxe siècle. La partie méridionale conserve une prééminence dans la construction de la territorialité viticole rhodanienne. Elle pourvoit le processus de labellisation qui s’initie au début du siècle, en acteurs majeurs qui imprimeront leur lecture spatiale reconnaissable dans les productions cartographiques, à l’image du baron Pierre Le Roy de Boiseaumarié, propriétaire à Châteauneuf-du-Pape du Château Fortia et fondateur du Syndicat général des vignerons des Côtes du Rhône dont le siège est aujourd’hui encore à Avignon. De même, Jean Bordas, qui en tant qu’agronome a travaillé à définir la « vocation culturale » du pays du Bas-Rhône, a eu également la responsabilité de dessiner les délimitations en tant qu’expert d’une partie des Côtes du Rhône. Cette zone méridionale est également imprégnée de la culture provençale diffuse dans le Bas-Rhône, qui illustre les productions cartographiques et structure les territoires d’un œnotourisme naissant. Pourtant, alors que les autres vignobles méditerranéens tels que les Côtes du Ventoux, Côtes du Luberon ou Costières de Nîmes partagent une co-spatialité avec les vignes rhodaniennes méridionales tant du point de vue des aménités édaphoclimatiques (aridité) que des ressources culturelles communes, une distinction s’est pourtant forgée. Le récit cartographique soulève alors une possible invisibilisation des autres vignobles au profit d’une fusion autour de la territorialité viticole rhodanienne méridionale.