Introduction
Du laboratoire à la parcelle, du scientifique au pépiniériste, de la sélection à la multiplication, les rouages humains, scientifiques et techniques de l’encépagement sont à la marge de l’historiographie viticole en général, régionale en particulier. Une historiographie régionale qui, dans sa déclinaison académique, s’appuie d’abord sur les bases posées par la géographie historique de Jules Sion, de Paul Marrès puis de Gaston Galtier, antérieure aux grandes transformations modernes de l’encépagement :
Chez les petits et moyens propriétaires, le choix du cépage et du porte-greffe est le plus souvent empirique. Le vigneron plante les variétés qui paraissent convenir au sol et au climat local de sa parcelle. Il plante ce que les voisins plantent. Il y a une influence de la mode : parfois même une sorte de snobisme. Les grands propriétaires déterminent leur encépagement d’une manière plus scientifique ; notamment, ils font procéder à l’analyse du sol de la parcelle par un laboratoire, ils prennent l’avis des spécialistes des Services agricoles et de l’École nationale d’agriculture de Montpellier (Galtier 1958, p. 231).
Les apports de la géographie historique ont ensuite été enrichis dans les années 1970 par la perspective socio-économique, placée dans le prolongement direct des Annales avec Robert Laurent (1908-2001), qui ouvrit ensuite la voie à une nouvelle génération d’historiens, au premier rang desquels Jean Sagnes (né en 1938), Rémy Pech (né en 1944) ou Geneviève Gavignaud-Fontaine (née en 1947), tous trois garants de l’histoire viticole académique régionale pendant plusieurs décennies (Gavignaud-Fontaine 2003, p. 7). Mais cette histoire, portée par une génération sinon marxiste, du moins socialiste, ne pouvait devenir que très politique puisqu’écrite à l’ombre des crises successives que traversait encore le vignoble du Languedoc alors pleinement engagé dans sa conversion inévitable vers la qualité, essentielle pour sa survie dans un marché engorgé. Les profondes évolutions socio-culturelles provoquées par cette mutation viticole invitèrent l’historiographie, à partir des années 1990, à axer la focale sur les plans culturel et mémoriel (Gavignaud-Fontaine 2006) ; histoire sans doute partiale, aussi logiquement partielle, avec bien sûr ses figures controversées, ses marges et ses angles morts, au rang desquels la sélection variétale. On la retrouve plutôt dans le champ historiographique de l’histoire des sciences, où elle participe à mettre en lumière les notions de « coproduction » et de « régime de savoirs » (Pestre 2003), puisqu’à la croisée des « dispositifs sociotechniques et des objectifs d’amélioration, des visions de l’agriculture, du vivant et de l’organisation sociale » (Bonneuil et Thomas 2009, p. 11). Sélectionner la vigne, c’est faire la science telle qu’elle se fait (Callon et Latour 1991), dans la porosité des liens qui l’unissent à la société, aux acteurs publics, à la profession, chacun avec son propre terreau social dont dépendent les dynamiques d’innovation et de progrès.
On mesure en effet le poids de l’humain dans l’ensemble des archives consultées, notamment celles de l’Atelier Bois et Plants de vigne de Palaja (Chambre d’agriculture de l’Aude), institution qui s’impose en rouage essentiel de l’encépagement audois à partir des années 1970. Dans leur « jus », ces archives non inventoriées étaient conservées au fond de l’entrepôt, dans deux grandes malles accessibles uniquement par chariot élévateur. Tout en elles témoigne des interactions opérées entre acteurs publics, acteurs de la recherche et ceux de la filière : leur volume, leur matérialité (documents officiels annotés, notes de terrain détériorées, etc.), surtout leur contenu fait de rapports institutionnels, de correspondances, de littératures grises, de bons de commande, d’articles scientifiques, de coupures de presse ou encore de brochures.
La consultation de ces archives servait de point de départ pour tenter de livrer un nouvel ancrage historique à la « grande transformation » du Midi viticole dans les années 1980 (Genieys 1998). Cette période est en effet marquée par la lente conversion du vignoble méridional à la « qualité », notion dont la sémantique évolue dans le même temps pour corréler de plus en plus à celle de « terroir » (Wolikow et Jacquet 2011), et dont dépend l’essor des appellations d’origine contrôlée (Jacquet 2024) : Saint-Chinian et Faugères en 1982, Minervois en 1985, Corbières en 1986, et bien sûr la plus générique d’entre elles en 1985, les Coteaux du Languedoc. Cette mutation n’apparaît toutefois pas ex nihilo, mais s’inscrit plutôt comme le résultat d’un programme de « restructuration du vignoble », formule traduisant l’ensemble des mesures politiques prises à partir des années 1970 pour favoriser d’un côté une meilleure organisation économique des producteurs, de l’autre une amélioration substantielle du vignoble sur un plan technique (encépagement, pratiques œnologiques, maîtrise du marché).
Cette restructuration ne pouvait se faire sans la modernisation scientifique et technique des pratiques relatives à l’encépagement. Celle-ci, prenant son essor dans les années 1960, vise à répondre à des préoccupations sanitaires de plus en plus fortes, sans rompre avec les visées productivistes propres au modèle viticole méridional de l’époque (section 1). Ces efforts permettent la mise en place d’un véritable outil moderne de pilotage de l’encépagement, à l’heure où l’encépagement traditionnel du Midi semble de moins en moins adapté aux évolutions du marché européen (section 2). L’encépagement devient alors un levier central pour engager la conversion du Midi viticole à la qualité, au regard notamment de la modernisation des mécanismes de circulation des savoirs, et du rôle nouveau de la pépinière qui s’impose comme interface entre la recherche et les viticulteurs (section 3).
L’encépagement traditionnel des années 1960 : entre héritages et mutations forcées
Dans le Midi des années 1960, on y fait « pisser la vigne » pour que soit produit un « vin de consommation courante, vendu à bas prix, en grande quantité et sur un marché étendu » (Galtier 1958, p. 7). « Vignoble de masse », en somme, qui prend son essor à partir de la moitié du xixe siècle sur les ruines d’une polyculture où la vigne occupait une place « centrale et secondaire à la fois » (Larguier 2003, p. 128). Au rythme de l’industrialisation, portée par ses chemins de fer et par sa masse ouvrière qu’il fallait abreuver, le vignoble s’étend rapidement sur les plaines, tandis que la diversité des anciens cépages (aspiran, aramon, terret, œillade, cinsaut, clairette, carignan ou encore piquepoul) s’éclipse au profit des plus productifs d’entre eux, le carignan et l’aramon, dont le manque de couleur est comblé par l’alicante bouschet1.
C’est le « triomphe de la vigne » (Laurent 1978, p. 14), jusque dans les années 1870 où la région est brutalement confrontée à la crise du phylloxéra, un insecte importé d’Amérique du Nord qui provoque la destruction d’une grande partie du vignoble national et qui dans la foulée oblige à une innovation de rupture : la vigne n’allait plus se développer sur son propre système racinaire, mais sur des porte-greffes américains insensibles aux attaques du ravageur. La sortie de cette crise induit par conséquent un ré-encépagement quasi total du territoire qui accélère une tendance déjà lourde, celle de la substitution de l’aramon et du carignan à la diversité des anciens cépages. Le triomphe de la vigne se confirmant, la région s’enfonce dans la monoculture et est traversée au début du xxe siècle par une dynamique nouvelle : la substitution de la jeune cave coopérative au vieux clocher du village en tant que pierre angulaire des sociabilités. La vigne, qui s’étale dans les années 1960 sur bien plus de 400 000 ha (voir Figure 1), structure alors la région aussi bien sur les plans économique, politique que culturel.
Une mer de vignes, sur une mosaïque de sols : la période post-phylloxérique devenait naturellement celle des grands savants et de l’innovation variétale – par greffage ou par hybridation2 – afin de maximiser la production en fonction des contraintes du milieu (taux de calcaire actif, de sécheresse, d’humidité, de sel, etc.). La crise du phylloxéra marquait par conséquent le point de départ d’une nouvelle activité : la pépinière viticole. Elle irrigua en plants de vigne un vignoble en proie pendant de longues décennies aux crises de mévente que Robert Laurent analyse non pas comme accidentelles, mais plutôt structurelles et où les mesures gouvernementales sont insuffisantes car conjoncturelles :
Ainsi s’avère-t-il, avec le temps, que les crises de mévente ne sont pas accidentelles, mais liées à un type de production et à un état anarchique du marché. Les mesures prises par le gouvernement sous la pression des viticulteurs (loi de 1907, statut viticole 1931-1936, décrets de 1953) n’ont qu’une efficacité douteuse car elles ne sont que conjoncturelles. Les seuls allégements notables du marché sont provoqués, soit par des conditions atmosphériques qu’on ose à peine qualifier de défavorables (gels, invasions de mildiou, etc.) soit par les guerres. La prospérité viticole est associée aux temps des catastrophes. La viticulture vit sous un régime de crise à éclipses. La voie où elle s’est engagée se dessine vers le mi-siècle comme une impasse (Laurent 1978, p. 30-31).
L’encépagement des années 1960 portait par conséquent les stigmates d’une tentation séculaire, celle du profit par la vigne, sur laquelle s’était désormais fondée l’identité régionale. « La politique de l’encépagement est un des aspects de la politique viticole en général, un des aspects ou un des moyens ou une des conséquences », expliquait le professeur Jean Branas3 dans le Progrès agricole et viticole du 1er avril 1968. Son propos mettait en lumière la nécessité d’une bascule d’un encépagement-conséquence à un encépagement-levier pour sortir de l’impasse ; mais il notait aussi les résistances, profondément ancrées dans les habitus des hommes du vignoble :
Préparées depuis 1949, mises en forme par le Congrès international de viticulture d’Athènes en 1950 et édictées par le décret-loi du 30 septembre 1953 et par des textes subséquents, les interventions de l’autorité […] imposent ou découragent la culture de certains cépages en vue d’une amélioration de la qualité des vins. […] Assortie parfois d’avantages temporaires, la contrainte est la voie par laquelle le résultat est recherché ; elle crée un climat détestable : d’un côté, les producteurs cherchent à échapper aux obligations qui leur incombent et à retarder le moment où elles s’imposent inéluctablement en dénigrant les objectifs poursuivis et en opposant à l’autorité une force d’inertie et parfois davantage ; d’un autre côté, l’autorité n’a pour moyen d’action que la coercition que la suspicion précède inévitablement (Branas 1968a, p. 168-169).
Depuis plus d’un siècle, la production méridionale était majoritairement coupée avec les vins algériens, puisqu’au degré alcoolique plus élevé, et l’essor de ces derniers fut considérable à partir de la crise du phylloxéra. Toute amélioration de l’encépagement ne pouvait par conséquent profiter qu’au négoce, au détriment du viticulteur qui, quant à lui, verrait ses efforts redoublés et sa production diminuée pour une qualité vouée à être diluée : « ces contraintes donc jouent uniquement en faveur du commerce » (Ibid., p. 169). Les vins du Midi étaient dès lors réduits à « l’état de matière première pour des sociétés commerciales extra-méridionales » (Le Bras 2013, p. 886) ; cela toutefois jusqu’aux accords d’Évian de 1962 qui, tout en ménageant cinq ans d’accords commerciaux, mettaient à mal toute l’économie fondée sur le coupage des vins.
Un tournant socio-économique était donc engagé, mettant à l’épreuve une conscience historique également en mutation. Avec la disparition dans les années 1920 de la dernière génération d’hommes nés dans les années 1840 s’efface la tradition du vignoble pré-phylloxérique au profit d’un « vignoble de masse » dont l’identité s’ancre maintenant dans les premiers moments coopératifs nés à Maraussan, sur les souvenirs des révoltes de 1907, et qui surtout s’incarne dans la pratique des vins de coupage. Tradition nouvelle, à partir desquelles les résistances se durcissent ; mais l’étau se resserrant sur le Midi, les voix appelant à l’inverse à la fin du coupage des vins pour une personnalisation régionale se font de plus en plus fortes. La confusion plane toutefois quant aux cépages à promouvoir :
À vrai dire, il faut distinguer ceux qui vendent le vin en vue du coupage de ceux qui le vendent en l’état.
Les premiers n’ont absolument aucun intérêt, immédiat ou différé, à améliorer l’encépagement parce que le degré-hectolitre de grenache de demi-coteau coûte plus cher à produire que le degré-hectolitre de carignan alors qu’il se vend au même prix, et que le plus profitable serait de cultiver l’aramon. Le reste est littérature.
Chez les seconds règne un autre état d’esprit ; il s’agit, en général, de producteurs qui savent faire leurs comptes et pour lesquels le carignan reste indispensable ; le « caractère » du vin doit être donné par d’autres variétés : syrah, cabernet-sauvignon (il a le vent en poupe), etc. On parle de vins « types » mais on ne dit pas quel est le type, de vins bouquetés, etc. Je crains que cette confusion dissimule une sorte de pâté d’alouette… le carignan étant, bien entendu, le cheval (Branas 1968a, p. 170).
Promesses vaines tant que le vin serait vendu en vrac selon le seul critère du degré-hectolitre ; le professeur Branas ajoutant à son propos que « si les producteurs ne sont pas capables de se dégager du système dans lequel ils sont englués, il est inutile d’envisager une amélioration des conditions de production » (Ibid., p. 172). Mais en toile de fond de ces questions sinon très culturelles et politiques, du moins fondamentalement économiques, surgissait aussi une préoccupation de plus en plus forte : l’état sanitaire du vignoble lui-même, qui allait faire l’objet d’inquiétudes et d’investigations plus poussées – le ré-encépagement devenant progressivement un levier pour engager la mutation du vignoble méridional.
Au côté du phylloxéra, d’autres maladies de la vigne furent importées d’Amérique du Nord, parmi lesquelles l’oïdium (1853) ou le mildiou (1878), deux maladies cryptogamiques respectivement contenues par le soufre et le sulfate de cuivre. Cependant, certaines maladies virales contaminaient le vignoble sans qu’aucun remède chimique efficace n’ait été trouvé. On en déplore alors trois principales : le court-noué, l’enroulement et la marbrure (mise en évidence en 1966). Elles se transmettent par les nématodes (vers parasites) présents dans le sol puis par le greffage, de sorte que si l’on prélève un porte-greffe ou un greffon sans aucune précaution sanitaire, ces maladies se répandent et affectent aussi bien les rendements que le taux d’alcool. Face à quoi le professeur Branas publiait dans le numéro suivant du PAV un autre article, intitulé « L’encépagement du Bas-Languedoc – un autre aspect », qui insistait cette fois sur le ré-encépagement régional comme une nécessité sanitaire, à la croisée des opérations publiques et privées :
Généralement pratiqué, le greffage sur place n’a jamais posé de problème lorsque les variétés à greffer existaient en vignes d’aramon, de carignan, de terret, sur la même exploitation ou dans les exploitations voisines ; un choix rapide effectué sur des bases contestables aboutissait bien à créer quelques vignes court-nouées mais, devant les insuccès, on savait se donner de bonnes raisons. […] L’évolution de l’encépagement méridional soulève donc deux sortes de problèmes. Le choix des variétés à planter, l’introduction de variétés d’autres régions et celle de variétés nouvelles constituent le premier de ces problèmes ; la sélection et la multiplication des variétés choisies sont des éléments du second.
– Le choix des variétés est du domaine économique et politique ; il revient à l’autorité de l’organiser sur des bases saines par des comparaisons sérieuses, effectuées rationnellement ; il n’incombe pas à des personnes, ni à une seule catégorie de personnes ;
– La sélection sanitaire, l’introduction de variétés, la création de variétés nouvelles exigent des moyens que les établissements privés ne possèdent pas ; elles reviennent donc à des établissements publics ;
– La multiplication, c’est-à-dire la production des plants, est, elle, du domaine du privé : elle a un but commercial (Branas 1968b, p. 194-195).
La nécessité pour les viticulteurs de maximiser les degrés alcooliques et les hectolitres ouvrait par conséquent la voie à un ré-encépagement du vignoble, sous-tendu par un paradigme sanitaire de plus en plus fort. L’enjeu étant d’optimiser et de stabiliser la production, les progrès dans l’amélioration de la qualité sanitaire pouvaient faire l’unanimité – « Viticulteurs, faites une croix sur le passé », formule qui annonçait la modernisation des pratiques de l’encépagement, mais à la condition paradoxale qu’elle soit placée sous la bannière de la tradition : modernité… puisque « tradition oblige » (voir figure 2).
Piloter l’encépagement par l’amélioration du matériel végétal
Les efforts engagés dans les années 1960 pour améliorer la situation sanitaire du vignoble ne marquaient pas les débuts de la sélection à proprement dire dans la mesure où le fait de sélectionner, qu’il soit intuitif ou empirique, est depuis les origines un moteur clé de l’évolution agricole. Une difficulté reste néanmoins propre à la viticulture contemporaine : la nécessité de greffer, et par conséquent d’opérer une double sélection ; celle du porte-greffe est depuis le phylloxéra l’affaire de la pépinière ; quant au greffon lui-même, l’affaire relève encore pleinement du viticulteur dans les années 1960. Prévalait alors une sélection dite « parcellaire » reposant sur un choix visuel et qui par conséquent ne permet pas l’élimination de tous les virus dangereux – d’autant que certaines maladies telles que l’enroulement peuvent ne pas présenter de symptômes sur certaines variétés. Une méthode de sélection tout à fait traditionnelle qui pouvait donner lieu « quelquefois à des “Concours de la meilleure vigne”, sur des vignes âgées de 10 à 20 ans et dont les bois étaient vendus aux viticulteurs pour le greffage sur place », comme l’écrit le professeur Galet4 dans son Précis de viticulture (1993) : c’est le « premier pas dans la voie de la sélection » (Galet 1993, p. 284).
Une étape significative est franchie dans le contexte de reconstruction d’après-guerre avec le développement de la sélection dite « massale », méthode bien plus rigoureuse sur le plan sanitaire puisqu’elle consiste « à marquer des souches dans la parcelle du cépage considéré, en passant trois fois par an durant trois années consécutives » (Galet 1993, p. 284). L’ensemble des opérations effectuées – sélections par équipe, plantation de vignes mères de porte-greffes et de greffons, etc. – est placé, à partir de 1953, sous le contrôle de l’Institut des vins de consommation courante (IVCC)5, chargé de la coordination entre la filière et la recherche pour accompagner l’essor d’un chantier public commun de protection du vignoble. Orchestrées notamment par le professeur Branas, ces actions, qui lentement se généralisent, ouvrent la voie au début des années 1960 à un renversement méthodique incarné dans la sélection clonale. Et en 1980, Claude Valat, premier directeur de l’ANTAV (Association nationale technique pour l’amélioration de la viticulture), créée en 1962 et qui, au côté de l’INRA, est l’un des deux établissements de sélection agréés par le ministère de l’Agriculture, faisait ce bilan rétrospectif :
Depuis une vingtaine d’années maintenant, la sélection de la vigne a fait un bond en avant avec l’introduction des méthodes de sélection clonale. En viticulture, le clone est constitué de l’ensemble des individus obtenus par la multiplication végétative d’une seule souche. Sous réserve que cette multiplication soit faite sous certaines conditions évitant les contaminations par les virus, tous les individus de clone sont identiques (Valat 1980).
L’INRA et l’ANTAV (dits « établissements A » : voir figure 3) étaient donc chargés de l’étude, aussi bien sur un plan sanitaire que génétique, des futurs clones soumis à l’agrément du CTPS (Comité technique permanent de la sélection) pour inscription au Catalogue des espèces et variétés de plantes cultivées des clones certifiés (institué par décret du 22 janvier 1960). C’est le « matériel initial », à partir duquel est produit le « matériel de base », lui-même multiplié pour produire le « matériel certifié » – processus de multiplication permettant d’irriguer les besoins du vignoble en plants nouveaux, sans risquer de transmettre ni le court-noué, ni l’enroulement, ni la marbrure.
Ce champ lexical intervient donc à partir d’une directive de la CEE datée du 9 avril 1968 : le « matériel certifié » provient de la sélection clonale, en opposition de quoi sont dits « standards » les matériels obtenus par sélection massale que les différents organismes s’entendent pour faire disparaître dans les meilleurs délais.
Considérant qu’il est souhaitable de limiter la commercialisation aux matériels de multiplication certifiés de la vigne obtenus par sélection clonale ; que, cependant, il est actuellement impossible d’atteindre cet objectif étant donné que les besoins de la Communauté ne pourraient être couverts dans leur totalité par ces matériels ; qu’il convient, dès lors, d’admettre provisoirement la commercialisation de matériels standard contrôlés devant posséder également l’identité et la pureté variétales, mais n’offrant pas toujours la même garantie que les matériels de multiplication obtenus par sélection clonale ; que néanmoins cette catégorie doit disparaître progressivement (Directive 68/193/CEE du Conseil du 9 avril 1968).
Cet arsenal réglementaire, complété notamment en France par le décret du 16 septembre 1971, se décline aussi dans le champ technique : méthodes scientifiques d’obtention des clones (croisements, thermothérapie, etc.), qualification du personnel, aménagement d’infrastructures, établissement de conservatoires de clones agréés – en l’occurrence dans les parcelles sableuses du domaine de l’Espiguette (Gard), exempts de nématodes, transmetteurs du court-noué.
Dès la fin des années 1960, la ferme ambition de répondre au plus vite à cet impératif sanitaire marque par conséquent l’établissement d’un véritable outil de la viticulture française, dont la direction mêle les acteurs de la recherche à ceux de la filière. L’ANTAV va ainsi regrouper peu à peu tant des organismes publics – parmi lesquels, au début des années 1980, 22 Chambres d’agriculture, l’ONIVINS, l’ENSA de Montpellier, l’INAO, l’INRA, ou encore l’ITV – que d’importantes entreprises de la pépinière viticole, ainsi que des organisations professionnelles telles que la Fédération française des syndicats de producteurs de plants de vigne ou la Fédération nationale des syndicats de pépiniéristes viticulteurs. Elle se structure comme un centre de pilotage, comme en témoigne cette formule tirée d’un rapport de l’ONIVINS en date du 5 décembre 1984 :
Faute de cet outil, l’appareil de recherche-développement de la filière viti-vinicole, amputé de son volet « amélioration du matériel végétal », se trouverait complètement déséquilibré, et la politique de qualité engagée de longue date perdrait un instrument indispensable à sa mise en œuvre (ONIVINS 5 décembre 1984).
En vue de la protection du vignoble, la supervision de l’encépagement national prend donc son essor au début des années 1960. Comme toute sélection sanitaire induit naturellement une sélection génétique, il fallait aussi prendre en compte les potentiels quantitatif et qualitatif de la variété sélectionnée selon des visions et des attentes qui pouvaient néanmoins évoluer. Le pilotage mis en place étant toutefois non contraignant, il supposait de facto de conjuguer deux temporalités. Les attentes immédiates de la profession pouvaient en effet se heurter au temps long propre à la sélection et à la multiplication ; temps long qui pouvait durer une dizaine d’années, puisque placé à la croisée des cycles de la vigne, des processus de modernisation progressive des équipements, mais aussi des dispositifs sanitaires ou encore des procédures précédant l’agrément. Ce dernier n’est délivré pour les variétés de cuve qu’à partir de 1971, « après cinq années de production consécutives pendant lesquelles les résultats ont été relevés dans les conditions prévues pour l’examen » (homologation établie par l’IVCC, voir Journal officiel du 12 février 1974). Un temps long, compte tenu de la lenteur inhérente à l’évolution des cultures de plantes pérennes, qui ne doit toutefois pas éclipser les efforts mis en œuvre pour la nécessaire amélioration des plants de vigne sur un plan sanitaire.
À côté de ces processus bien engagés, le tournant des années 1970 enregistre un autre basculement central, qui se couple aux effets de l’indépendance de l’Algérie sur l’économie méridionale. Dans la continuité de la libéralisation progressive du marché, à marche forcée depuis le traité de Rome de 1957, la viticulture fait son entrée dans le marché commun en 1970 (règlement 337/70 du Conseil de la CEE), exposant d’emblée le vignoble méridional à l’écrasante concurrence des vins européens, italiens en particulier. Outre la brutalité de ces mutations commerciales, se jouent aussi en toile de fond d’autres évolutions socio-culturelles rapides : nouveaux besoins, nouveaux désirs, qui engagent de nouvelles habitudes alimentaires et une diminution de la consommation de vins. C’est au tournant des années 1970 que tout l’Occident entre dans l’ère du « boire moins, mais du boire mieux » ; un paradigme nouveau sous-tendu par ce que l’historien américain Joseph Bohling appelle la « révolution sobre » (Bohling 2018), dont dépend un renouveau des pratiques propres au « savoir boire » que décrivait Roland Barthes dans ses Mythologies (Barthes 1957, p. 71).
Face à ces renversements et à l’élasticité du champ des possibles, la sélection devait jongler entre les attentes conservatrices et les perspectives d’innovation variétale alors que certains clones risquaient déjà la désuétude. Les directives européennes de 1970 participèrent d’autant plus à libérer davantage le régime de plantation français, dès lors classé entre cépages « recommandés » et « autorisés » (au rang desquels l’aramon, qu’il s’agit non pas d’interdire mais uniquement de ne pas conseiller). Bien qu’aucun pilotage dirigiste ne puisse être mis en place, il semblait certain, au début des années 1970, qu’une mutation en profondeur du Midi viticole soit bel et bien engagée :
Dans l’ensemble, au cours de la période 1954 à 1968, le vignoble a connu une lente évolution, qui va peut-être s’accélérer ou se modifier si dans le cadre du marché commun la France tend à une certaine libéralisation du régime des plantations. Le vignoble à appellation d’origine contrôlée s’est accru d’environ 18 % […]. Le vignoble à consommation courante a diminué de 19 % alors que sa production se maintenait : 45 589 324 hl en 1954 contre 44 532 865 hl en 1968. […]
Les données actuelles de l’amélioration de l’encépagement dans le Midi peuvent se résumer ainsi : dans un vignoble dont le fond de l’encépagement est constitué d’aramon et de carignan, et produisant dans son ensemble des vins à couper, il faut introduire des cépages améliorateurs pour produire des vins de table consommables en l’état et susceptibles de mieux satisfaire les goûts du consommateur (Valat 1971).
Avec le passage en cours des vins de coupage aux vins de table, consommables en l’état, la nécessité de personnaliser les vins de la région se fait de plus en plus sentir dès la fin des années 1960. Un quatrième point cardinal vient donc s’ajouter à la doctrine de la qualité au tournant des années 1970 : à la quantité, au degré alcoolique, à l’aspect sanitaire, s’ajoute maintenant la recherche de la « typicité » du vin. Cette dynamique nouvelle n’est toutefois rendue possible que par la recomposition des mécanismes de circulation des savoirs induite par la modernisation de la sélection et de la multiplication de la vigne.
(Pré)multiplier la vigne : la pépinière au carrefour de la circulation des savoirs
Cette typicité méridionale, qu’il faut encore bâtir au tournant des années 1970, ne peut compter ni sur l’aramon ni sur le carignan, jugés tous deux trop ordinaires. Il est question de réhabiliter d’anciens cépages de la région (grenache, mourvèdre, cinsault) jusqu’ici mis au ban du vignoble pour leur sensibilité aux maladies, ou encore d’importer des cépages extra-régionaux (syrah, cabernet sauvignon, merlot) qui jouissent d’une meilleure réputation dans un marché de plus en plus mondialisé. La plantation de l’ensemble de ces cépages dits « améliorateurs » est, durant cette période, fortement incitée par les autorités publiques pour devenir dans les années 1980-1990 le fer de lance de la transformation du Languedoc viticole. Ces innovations variétales, qui ne font l’objet d’aucune politique dirigiste, ne sont néanmoins pas ex nihilo mais résultent d’une lente évolution des mécanismes de circulation des savoirs, constitutive de la modernisation scientifique et technique de la sélection et de la multiplication de la vigne qui progressivement érige la pépinière en interface privilégiée entre la recherche et les viticulteurs.
En amont de l’étape de multiplication, dont la charge revient à la pépinière, se situe l’étape de la prémultiplication, dont dépend la production de « matériel de base » (voir figure 3) et qui, à cette fin, est placée sous l’autorité publique, chaque établissement prémultiplicateur (dit « établissement B ») devant bénéficier d’un agrément délivré par le ministère de l’Agriculture sous proposition de l’IVCC. Les progrès sanitaires de la sélection, auxquels s’ajoute la réputation croissante des cépages « améliorateurs », créent progressivement une immense demande en plants de vigne au début des années 1970, raison pour laquelle le nombre d’établissements agréés passa de 10 à 30 entre 1970 et 1975 ; accroissement quelque peu anarchique jusqu’à ce que le potentiel théorique de la prémultiplication soit atteint en 1975.
Il est évident que les établissements de prémultiplication ont un rôle important à jouer actuellement, dans la phase de renouvellement des vignes mères pour passer le plus rapidement possible du standard au certifié. Mais, une fois le réseau de multiplication mis en place, ils n’auront plus que la tâche d’assurer le renouvellement normal des vignes mères et verront, dès lors, leur activité se réduire.
Actuellement, certains établissements remplissent leur rôle d’une manière satisfaisante voire exemplaire ; d’autres sont plus lents à prendre leur essor, soit qu’ils aient sous-estimé les servitudes techniques qui leur sont imposées à juste titre, soit que leur activité se restreigne à la satisfaction de leurs propres besoins ou de ceux de leurs adhérents, ne remplissant pas ainsi le véritable rôle de service public qui devrait être le leur (IVCC 1975).
Ce rôle de service public, assumé par des organismes publics, semi-publics ou privés, induit partout la nécessité d’une prise en compte des demandes des pépiniéristes, et par ricochet de celles des viticulteurs. Ces établissements de prémultiplication font donc la jonction entre une planification viticole d’intérêt général et les visées lucratives des acteurs de la filière. Une telle position d’interface, au regard des enjeux, implique une modernisation technique d’ampleur, à l’image de celle que connaissent les établissements de sélection. Prenons par exemple la Chambre d’agriculture de l’Aude, qui ne fut agréée qu’en 1974, dès lors qu’elle se trouva en capacité de répondre à l’ensemble des mesures sanitaires fixées par décret du 16 septembre 1971. Son inauguration, le 22 avril 1974, reflète bien l’importance d’un tel dispositif dans le processus de modernisation du vignoble audois :
La Chambre d’agriculture de l’Aude et son service d’utilité agricole de développement (SUAD) inauguraient lundi à 16 h 30 les nouvelles installations de sélection clonale des bois et plants de vigne, au domaine de Millegrand à Trèbes. Autour de M. Verdale, président de la chambre d’agriculture, de nombreuses personnalités du monde viticole, les responsables du SUAD, de l’INRA et de l’ANTAV, promoteurs dès 1964 des expériences de sélection clonale dans l’Aude, participaient à cette inauguration et à la visite des installations (La Dépêche 23 avril 1974).
Cépages « traditionnels » (carignan, mourvèdre, grenaches noir/blanc/gris, cinsault, syrah, muscat à petits grains, muscat d’Alexandrie) et extra-méridionaux (cabernet franc, cabernet sauvignon, chenin, chardonnay, alicante, merlot) sont tous prémultipliés par la Chambre d’agriculture de l’Aude, respectivement aux domaines de Millegrand et de Cazes. Ayant financé la sélection sur ses propres crédits depuis 1963, la Chambre assoit par conséquent une vocation régionale en favorisant les viticulteurs audois sur le prix de tous les matériels certifiés (redevance sur le matériel certifié d’un centime par œil dans l’Aude, deux centimes par œil pour l’extérieur). Pour autant, la sélection clonale n’intervient jamais en vue d’un bouleversement contraint de l’encépagement « traditionnel », mais plutôt en prévision des attentes supposées des viticulteurs, ce qui exige de fait un dialogue planifié en amont. Il ne faut en effet pas perdre de vue que la prémultiplication, portée certes par une vocation de service public, s’inscrit elle-même dans une logique économique : l’évolution de l’encépagement doit viser la rentabilité par un équilibre indispensable entre l’offre et la demande en matériel de base.
S’éloignant du « service public » proprement dit, c’est à l’issue de la phase de multiplication que le vignoble peut être irrigué en plants de vigne. Très majoritairement à la charge des pépiniéristes privés6, ces derniers s’imposent en industrie moderne pour devenir dans les années 1970 un moteur central de la grande mutation du Midi viticole.
Le fait que la pépinière appuie le développement de l’encépagement n’est pas nouveau, c’est le cas depuis la reconstruction post-phylloxérique, qui marquait l’essor de la profession. Conséquence des progrès de la sélection, un grand renversement s’opère toutefois dans les années 1960 : jusqu’alors faite « par » les viticulteurs, elle l’est désormais « pour » les viticulteurs. Ce basculement progressif se reflète dans l’évolution de l’activité des pépinières dont la part des ventes en greffés-soudés prend le pas sur celle des racinés. Jusqu’au milieu des années 1960, les racinés – majoritairement constitués de porte-greffes – étaient directement greffés par le viticulteur, sur un greffon prélevé par sélection parcellaire sur son propre champ ou sur celui du voisin sans aucune garantie sanitaire. La greffe devient progressivement la prérogative du pépiniériste : renversement qui semble à première vue réduire la capacité d’action du viticulteur.
La fabrique du plant de vigne est par conséquent de moins en moins l’affaire directe du viticulteur : raisons sanitaires évidentes, à quoi s’ajoute l’évolution sociale du vignoble méridional, notamment marquée par l’arrivée des pieds-noirs qui, en construisant leur domaine ex nihilo sans les sociabilités nécessaires à la sélection parcellaire et au greffage sur place, semblaient d’emblée plus ouverts à l’innovation – au risque sinon de tout perdre, au regard des investissements requis en amont. Mais le phénomène est bien plus général comme en témoigne cet extrait d’une brochure produite par l’Institut coopératif de sélection de bois et plants de vigne :
Si l’utilisation des greffés-soudés dans les régions extra-méridionales est chose courante, les viticulteurs du Midi sont restés pendant longtemps sur une réserve prudente […]. Cette réserve des viticulteurs avait deux causes essentielles :
1) La crainte d’être trompé sur la qualité des assemblages, le viticulteur n’ayant pas la possibilité de contrôler par lui-même la variété porte-greffe et l’état sanitaire et productif du greffon ;
2) Le prix des greffés apparemment élevé, en comparaison de celui des plants racinés.
Les conditions économiques actuelles ont transformé quelque peu le problème, notamment l’absence de main-d’œuvre qualifiée, rendant le viticulteur soucieux de son greffage sur place. D’autre part, la perte de temps résultant d’une mauvaise reprise des racinés et les risques d’échec au greffage sont autant de facteurs qui incitent les viticulteurs à se tourner vers les greffés-soudés.
De ce fait et notamment depuis les gelées de 1956 à 1963, on assiste à une demande plus importante de greffés soudés de la part des viticulteurs méridionaux. Les premières craintes portant sur ce mode de plantation de la vigne, nouveau pour certains, ont été vite dissipées devant les résultats obtenus (Institut coopératif v. 1970)7.
Cette part croissante occupée par les greffés-soudés permet, dans le même temps, la mise en place d’un dispositif de traçabilité sans précédent allant de la parcelle de sélection à celle du viticulteur, ce qui a pour effet évident de renforcer la protection du vignoble. Cette traçabilité, placée sous contrôle de l’IVCC, est rendue possible par des techniques de conditionnement différencié pour éviter tout mélange et assurée par un système d’étiquetage fixé par décret du 8 décembre 1971 (voir Journal officiel du 13 janvier 1972).
Ce passage du raciné au greffé-soudé ne peut donc être considéré comme un épiphénomène de la viticulture. Il s’inscrit dans une transformation profonde de l’encépagement à laquelle s’ajoute l’expertise du pépiniériste, de sorte qu’il convient de relativiser l’impression d’une « dépossession » du viticulteur puisqu’il est désormais bien mieux informé. Corps intermédiaire entre les viticulteurs et la recherche, la pépinière devient centrale. Il revient par exemple à l’entreprise Richter, une des pépinières les plus imposantes de la région, de publier en septembre 1975 le premier numéro de Richter actualité, supplément au n° 1 525 du Paysan du Midi, hebdomadaire tiré à Montpellier à environ 30 000 exemplaires (Galtier 1958, p. 222).
Pourquoi un journal Richter ? […] Depuis 1866, c’est cette maison qui, au sud de la Loire en France et dans tous les autres vignobles de masse de l’Europe, dans les nouveaux vignobles partout dans le monde au sud du 45e parallèle, a fourni ses sélections de porte-greffes puis ses greffés-soudés sélectionnés. […] Connaître son pépiniériste, ses moyens, son organisation, ses méthodes de travail ; communiquer avec lui et peut-être procéder à un échange d’idées : cela devient indispensable et doit entrer dans la pratique et les habitudes des viticulteurs avisés. […] Nous désirons, avec notre restructuration, rendre encore plus étroits nos contacts avec la viticulture qui, en cette période difficile a encore plus besoin de communiquer avec nous. Ce dialogue, nous l’espérons, sera encore plus complet que par le passé avec ce lien nouveau : le journal RICHTER (Richter actualité 1975).
Les pépinières – dont les plus importantes sont parfois agréées établissements B – se modernisent par conséquent à leur tour, pour devenir de véritables industries. Pour Richter, en 1978, ce sont :
– Des pieds mères et des cultures sous contrats dans cinq départements français (Corse, Vaucluse, Hérault, Gard, Aude) et quelques pays étrangers, cela sur près de 350 ha. Nos productions nécessitent la mise en œuvre de près de 15 000 000 boutures ou greffes boutures ;
– Des installations techniques sont aussi à la mesure de notre activité : 4 000 m3 de chambres chaudes pour la stratification des greffes boutures, 10 000 m3 de chambres froides pour la conservation des plants, près d’un hectare de serres en verre et en plastique, deux hectares d’aire de pouzzolanes, des jauges permettant de stocker près de 11 millions de plants, etc. ;
– Mais ce qui est le plus important, c’est le personnel compétent, expérimenté, qui permet de mener à bien toutes ces fonctions. Ce personnel important dont la formation a nécessité et nécessite encore des efforts importants ne peut être que l’apanage d’une maison de la taille et avec les traditions de RICHTER (Richter actualité 1975).
La pépinière devient donc un rouage essentiel des mécanismes de circulation des savoirs ; en témoignent les appels récurrents adressés aux viticulteurs à visiter les serres, les ateliers et les exploitations, ou encore l’envoi sur le terrain de techniciens spécialisés :
Pour tous les problèmes qui se posent aux viticulteurs, les pépinières Verdale offrent gracieusement leur personnel technique, dont la compétence des conseils permettra d’éviter les erreurs de plantation. Le service commercial dynamique des pépinières Verdale n’a pas pour unique mission de vendre pour vendre, mais aussi d’informer les viticulteurs des dernières nouveautés en porte-greffe ou de cépages et également de contribuer à suivre le comportement et l’évolution des plants vendus (Verdale 1970).
Un virage s’opère donc à partir du milieu des années 1960 dans la communication des pépinières auprès des viticulteurs. Jusqu’alors, les brochures, payantes pour les plus détaillées, communiquaient essentiellement sur les caractéristiques des porte-greffes. Les années 1970 regorgent quant à elles de brochures publicitaires, au sein desquelles modernisation technique et vulgarisation viticole/ampélographique deviennent des arguments de vente : propositions d’analyses de sol, fiches explicatives par variété, conseils de plantation, vulgarisation quant aux méthodes de sélection – massale puis clonale.
Mettant toutes en scène la modernité, chacune de ces pépinières méridionales se place néanmoins sous la bannière de la « tradition », argument visant à convaincre le viticulteur qui, devenant une cible commerciale, se trouve bien mieux informé des avancées scientifiques. Dans ce contexte de pilotage de l’encépagement et de recomposition de la circulation des savoirs, la conversion à la qualité – au sens générique, et non plus uniquement sanitaire – peut alors s’appuyer sur d’autres voies que celle de la contrainte.
Conclusion
Longtemps englué dans l’inertie collective, le Midi viticole se voit de plus en plus contraint d’engager sa conversion à la qualité pour s’adapter aux évolutions économiques et socio-culturelles des décennies d’après-guerre. Cette vaste transformation, rendue possible par un ré-encépagement actif dans les années 1980-1990, apparaît comme la conséquence de mutations profondes engagées dans les années 1960-1970. Il fallait en effet d’abord s’extraire de la pratique du coupage des vins, que même l’indépendance de l’Algérie ne pouvait pas pleinement permettre. Le véritable levier se situait plutôt dans l’évolution des pratiques de l’encépagement, pleinement renouvelées par la visée sanitaire que sous-tendaient les progrès de la sélection massale, puis clonale. Une modernisation que le vignoble embrassa dans la mesure où elle confortait la quête de maximisation du degré-hectolitre, critère dont dépendaient les revenus des viticulteurs, intrinsèquement liés à l’évolution d’un négoce peu enclin à valoriser la typicité d’un vin d’emblée coupé. Les traditionnels carignan et aramon, fournisseurs de « matière première », pouvaient faire l’objet d’une amélioration sanitaire, raison pour laquelle prend essor un vaste chantier moderne de protection du vignoble par pilotage de l’encépagement, dont la coordination entremêlait la filière, la recherche scientifique et les autorités publiques. Avec ses lenteurs, mais aussi ses succès, la sélection clonale parvient à s’imposer, de sorte qu’en 1984 le matériel « certifié » occupe 60 % des vignes mères de multiplication contre 10 % en 1975 (ONIVINS 5 décembre 1984). Elle devient naturellement un repère commun, une norme nouvelle, et cela indépendamment de l’évolution des goûts des consommateurs dont ne pourrait dépendre uniquement la doctrine de la qualité (Stanziani 2003, p. 124). En effet, la « qualité » de la vigne devient moins l’affaire de l’appréciation directe du viticulteur ou du consommateur que celle d’un modèle orchestré par l’autorité publique, les interprofessions et la recherche scientifique. Ce renversement est précieux pour dépasser les habitudes et les résistances, quand dans le même temps la nécessité de personnaliser les vins du Midi devient une affaire vitale dans un marché de plus en plus libéral et concurrentiel. Devant ce constat, le milieu des années 1970 place le Languedoc au cœur d’un vaste programme de restructuration, enraciné sur une politique d’incitation à l’arrachage et une stricte régulation des plantations au profit des cépages « améliorateurs ». Cette innovation variétale ne pouvait toutefois tenir ses promesses qu’à condition d’une évolution des mécanismes de circulation des savoirs, assurée par la place nouvelle qu’occupe la pépinière dans le vignoble, forte d’une prérogative qui lui revient en conséquence des progrès de la sélection : multiplier la vigne moderne et mieux communiquer pour la diffuser.