Introduction
Le 19 novembre 2024, en France, des professionnelles de la petite enfance1 se mettent en grève pour protester contre « la dégradation des conditions d’accueil des tout-petits et des conditions de travail » (Le Monde 2024). Cette mobilisation, qui coïncide avec une crise de l’attractivité des métiers de la petite enfance, témoigne d’une certaine capacité d’organisation collective des professionnelles du secteur, tout en posant la question de leur vulnérabilité, dans la mesure où leurs conditions de travail sont parfois jugées « indignes » ou « inhumaines » (Lapostolle 2025, SNPPE 2025, France Bleu 2021).
En sociologie, la vulnérabilité est souvent pensée comme un corollaire de la pauvreté, de la précarité et des diverses formes d’exclusion (Saunders 2003). Zone intermédiaire entre les sphères de l’intégration et de la désaffiliation (Martin 2019), elle caractérise des personnes « susceptibles de glisser dans un processus de perte d’appartenance et de ressources » (Lhuilier 2017, p. 2, Castel 2003). En revanche, elle est plus rarement associée à la question des conditions de travail, de la dignité et de la souffrance au travail. Ces notions, qui renvoient plutôt à des approches « psychodynamiques » (Dejours 2000) ou psychosociologiques (Lhuilier 2013) du travail, rejoignent pourtant le prisme de la vulnérabilité en ce qu’elles questionnent non seulement les manières dont le travail peut être un facteur de fragilisation physique et psychologique, mais également les difficultés que certaines personnes peuvent rencontrer pour se « réaliser » subjectivement et socialement dans leur travail (Loriol 2006) dans des sociétés où cet objectif constitue à la fois un mode d’intégration dominant et une responsabilité individuelle (Soulet 2005). Dans ce cadre, l’idée de vulnérabilité incite à s’intéresser au mal-être, à la fatigue et à l’insatisfaction que peuvent susciter certains métiers et certaines conditions de travail, ainsi qu’au manque de reconnaissance dont les personnes exerçant ces métiers peuvent souffrir. Elle renvoie également aux formes de domination auxquelles ces personnes sont sujettes du fait de leur travail, et à l’inégale répartition des capacités à résister individuellement ou collectivement à ces formes de domination et à se protéger dans les situations d’adversité au travail.
L’objectif de cet article est d’explorer ces facteurs de vulnérabilité dans le cas des métiers de la petite enfance. À ce jour, les recherches existantes ont surtout mis l’accent sur la faible reconnaissance sociale dont ces métiers bénéficient (Bouve 2001, Mozère 1992). Essentiellement féminins (Bloch et Buisson 1998), ils restent en effet peu professionnalisés (Bosse-Platière, Dethier et Fleury 1995), les compétences qu’ils impliquent étant pensées comme relevant du « maternel » et de l’inné (Molinier 2010, Chaplain et Custos-Lucidi 2001) et n’étant, de ce fait, que très peu valorisées dans les représentations communes (Cresson et Devetter 2020) et sur le plan salarial (Gorge 2024). Le travail de celles qui accueillent les enfants, couramment associé à la sphère domestique et à un « travail d’amour » (Bloch et Buisson 1998), semble ainsi largement invisible et subalterne (Unterreiner 2018). À l’instar d’autres métiers du care (Molinier 2013), comme celui d’aide-soignante (Arborio 2001), il est, en outre, considéré comme pénible et dégradant, car lié aux soins d’hygiène, et donc à la « souillure » et à l’impureté. Cependant, très peu de recherches ont abordé le problème de la souffrance de ces professionnelles au travail, qui se pose pourtant aujourd’hui avec une acuité particulière, notamment en crèche, où les conditions de travail sont soumises à de fortes pressions liées à des objectifs de rentabilité très insistants (Bohic et al. 2022).
Je propose ici d’aborder cet aspect de la vulnérabilité des accueillantes en décentrant le regard du contexte français via la comparaison avec un autre pays : la Tunisie. L’un des risques qui menacent l’analyse en termes de vulnérabilité est en effet de céder à une vision ethnocentrée de cette notion. En l’occurrence, si l’absence de reconnaissance sociale des métiers de la petite enfance est un fait très répandu (Lamb et al. 1992), la configuration des modes de garde, les conditions de travail et l’organisation des relations professionnelles en leur sein, ainsi que les ressources des accueillantes pour résister aux situations d’adversité, peuvent être assez différentes d’un pays à l’autre. Or, les comparaisons internationales existantes portent généralement sur la formation, les qualifications et le statut des professionnelles (OECD 2022, Oberhuemer, Schreyer et Neuman 2010), et peu s’intéressent à leurs conditions réelles de travail ou à leur vécu subjectif. En outre, ces comparaisons se cantonnent généralement aux pays d’Europe ou d’Amérique du Nord, et adoptent rarement une perspective Nord-Sud. Alors que, d’une manière plus générale, la question de la vulnérabilité des travailleurs au Maghreb et au Moyen-Orient est aujourd’hui très discutée (Melliti et Abdessamad 2022, Longuenesse, Catusse et Destremau 2005), une perspective comparative entre la France et la Tunisie apparaît particulièrement intéressante, notamment dans un secteur où le « non-respect des droits sociaux est quasi généralisé » et où les travailleuses souffrent souvent « d’une grande précarité » (Houdaïfa et Saheb Ettabaa 2022).
En Tunisie, la garde des jeunes enfants, presque exclusivement familiale il y a encore quelques décennies, commence à s’institutionnaliser à l’extérieur des familles depuis une trentaine d’années (Tlili 2006). Aux côtés de nourrices informelles exerçant dans le voisinage ou au domicile des parents, des institutions existantes, les jardins d’enfants (riyadh el atfal), entreprennent d’accueillir les bébés. Apparus dans les années 1980, ces jardins d’enfants sont au départ destinés à assurer l’éducation préscolaire des 3 à 6 ans, mais certains d’entre eux développent depuis peu des sections pour les moins de 3 ans (Ladjili-Mouchette 2013). Essentiellement privés, ces établissements sont aujourd’hui, du fait de leur coût et de leur emplacement, principalement fréquentés par des classes aisées. Néanmoins, le travail auprès des jeunes enfants, exclusivement féminin, y est très peu professionnalisé et réglementé, et le problème du statut et des conditions de travail des accueillantes reste complètement absent du débat public.
Une telle comparaison vise ainsi à interroger la vulnérabilité des professionnelles de la petite enfance à partir de deux réalités sociales et culturelles différentes. Pour cela, je m’appuierai sur une enquête ethnographique de deux ans menée dans une crèche française (désignée ci-dessous comme Le petit Prince) et dans un jardin d’enfants tunisois (que j’appellerai Les Sirènes)2. Crèche « multi-accueil »3, Le Petit Prince est une petite structure associative rattachée à un centre social et accueillant quotidiennement une douzaine d’enfants. Les Sirènes est un établissement privé de taille moyenne comportant deux sections pour les moins de 3 ans, regroupant au total 20 à 25 enfants. Dans les deux cas, l’adoption d’une posture d’observation participante consistant à m’intégrer à l’équipe accueillante, à discuter quotidiennement avec les professionnelles, mais aussi à les suppléer dans la plupart de leurs tâches (en surveillant les jeux des enfants, en consolant ceux qui pleuraient, en donnant les repas, etc.) m’a permis de saisir la teneur du travail en crèche et ses difficultés « à partir de l’invisible » (Ulmann 2013), de nouer des relations de confiance avec les professionnelles et d’accéder à une part de leur vécu subjectif au-delà des propos et des déclarations (Moisset 2019).
Si le fait que je sois un homme dans cet univers féminin a eu une influence sur ma place au sein de l’institution, cela n’a pas constitué un obstacle significatif à l’observation des conditions de travail, des oppositions ou des conflits au sein des équipes. En revanche, le caractère spécifique des deux établissements constitue une limite de cette comparaison. En France, il existe une diversité de modes de garde, de structures d’accueil (crèches parentales, haltes-garderies, crèches), et de modes de financement (crèches privées à but lucratif, crèches associatives, etc.). En Tunisie, les modes de garde sont moins nombreux, mais se caractérisent également par une certaine hétérogénéité liée à leurs prix et à leur implantation. Cependant, dans un cas comme dans l’autre, l’institution est analysée à la lumière du contexte national où elle s’inscrit.
Je tenterai d’abord de montrer que, dans les deux établissements considérés, la pénibilité intrinsèque du travail auprès des enfants peut être un facteur de souffrance pour les professionnelles, notamment lorsque des pressions conduisent à augmenter le nombre d’enfants par adulte et les « cadences » de travail. Je soutiendrai également que cette pénibilité se trouve d’emblée exacerbée par certaines formes d’organisation du travail, en particulier la répartition très hiérarchique des tâches qui caractérise par exemple le jardin d’enfants tunisien. Enfin, j’avancerai l’idée selon laquelle les professionnelles enquêtées disposent, en France, de ressources leur permettant, dans une certaine mesure, de s’opposer à la hiérarchie pour obtenir de meilleures conditions de travail, tandis que ces ressources sont très inégalement réparties en Tunisie, laissant certaines professionnelles sans recours pour se protéger de la violence de leur environnement de travail.
Une organisation du travail contrastée
Au Petit Prince, les rapports de travail s’organisent autour du projet fédérateur de la directrice et d’un idéal professionnel commun, conduisant à atténuer les différenciations statutaires. Aux Sirènes, en revanche, où aucune identité professionnelle et aucun idéal particulier ne sont reconnus, l’organisation du travail se fonde sur une hiérarchie statutaire stricte qui produit des formes de domination et d’invisibilisation très marquées.
Le Petit Prince
Le projet fédérateur de la directrice
Le Petit Prince se caractérise par une forte cohésion d’équipe reposant notamment sur l’adhésion des accueillantes à des valeurs et à une déontologie professionnelle commune. Celles-ci renvoient à des principes partagés par une grande partie des professionnelles de la petite enfance en France (la bienveillance à l’égard des bébés ou l’attention portée à leurs angoisses par exemple) qui sont constitutifs de leur identité. Ils sont particulièrement mis en avant au Petit Prince par la directrice, Aurélie4.
Structure associative hébergée par un centre social et située dans un quartier prioritaire, Le Petit Prince s’est construit, d’après elle, sur un objectif double : d’une part, fournir un accueil de qualité dans un contexte où les conditions d’accueil tendent à se dégrader ; d’autre part, assurer un soutien appuyé à la parentalité pour des familles défavorisées. Cette volonté se manifeste par une politique d’accueil centrée exclusivement sur les familles en difficulté (mères seules, parents sans-papiers, parents sans emploi, etc.), mais également par des conditions de travail relativement favorables par rapport à d’autres établissements (Aurélie étant par exemple très à l’écoute des difficultés rencontrées par ses employées avec les enfants) et par la place laissée à la réflexion sur les pratiques et aux propositions du personnel (une heure de réunion hebdomadaire rémunérée).
Dans l’ensemble, les principes présidant à l’organisation de la crèche sont largement partagés, voire revendiqués, par les accueillantes qui disent avoir le sentiment de participer à un projet « utile » et insistent sur la dimension morale de leur engagement. Leur identité professionnelle se construit sur ces principes, par opposition à ceux qui prévalent dans d’autres crèches, dont la gestion serait plus souvent orientée vers les gains financiers – les crèches privées « sont là pour faire du fric », dit ainsi Aurélie – et dont les pratiques sont parfois tournées vers le rendement plutôt que la qualité et la bienveillance vis-à-vis des enfants – « c’est souvent l’usine », dit par exemple Dominique, une auxiliaire de puériculture, en parlant de ses emplois précédents.
Des différenciations statutaires peu marquées mais réelles
Cette adhésion à des principes communs s’accompagne d’une organisation du travail relativement horizontale comparé à d’autres crèches en France. Historiquement, la professionnalisation des métiers de la petite enfance a impliqué une hiérarchisation des statuts et des responsabilités, avec l’institution de la première école d’auxiliaire de puériculture (1917), celle du corps des éducatrices de jeunes enfants (1973), puis l’apparition du « CAP Petite Enfance » (2000). Or, cette hétérogénéité de professions, qui crée un certain clivage entre les tâches liées à l’éducation et celles relevant du soin, est souvent source de tensions (Odena 2012), de formes de domination dans les relations de travail, voire de « crispations identitaires » (Hilbold 2019). Au Petit Prince, au contraire, la différenciation statutaire entre les professionnelles est assez peu marquée. Outre la directrice, l’équipe est composée de deux éducatrices de jeunes enfants (l’une diplômée, l’autre en alternance), d’une ou deux auxiliaires de puériculture et, à l’occasion, d’une stagiaire en formation. Néanmoins, toutes les accueillantes, y compris la directrice et les stagiaires, se relaient et effectuent les mêmes tâches, sans distinction apparente de statut : prise en charge des enfants, accueil des parents, ménage quotidien, conception et mise en place des activités, etc.
La directrice conserve néanmoins une autorité administrative et un pouvoir de décision sur le recrutement, le versement des salaires, l’organisation des emplois du temps, l’assignation des tâches, ou encore l’achat de matériel et les relations avec les autres institutions. Bien que les réunions hebdomadaires permettent un échange relativement horizontal des points de vue sur les problèmes courants, c’est également elle qui en fixe l’ordre du jour. En outre, Aurélie s’assure de la conformité des pratiques des accueillantes avec les standards de qualité inscrits dans le projet de la crèche. De ce fait, il lui arrive parfois de reprendre un geste ou une réaction jugés inappropriés. De ce point de vue, la figure tutélaire de la directrice, largement décrite par le passé (Larrive 1978), reste présente en filigrane pour celles qu’elle appelle souvent « les filles » (quoiqu’elle ne soit pas la plus âgée d’entre elles). Les difficultés financières et administratives que traverse l’institution la conduisent, au cours de l’année, à durcir cette position d’autorité, suscitant des tensions au sein de l’équipe.
Des difficultés conduisant à révéler les oppositions et les tensions au sein de l’équipe
Le Petit Prince accuse en effet un déficit chronique, lié au fait qu’il ne bénéficie pas des financements publics habituellement alloués aux crèches associatives5. Cette situation la force à rechercher des financements en permanence et induit un climat de travail relativement conflictuel. En effet, la crèche fonctionne la plupart du temps au maximum de ses capacités d’accueil, alors même que les professionnelles sont déjà en difficulté en raison du nombre élevé d’enfants. Dès le début de l’année 2020, un épisode vient révéler les oppositions. À un moment particulièrement difficile, Félicia, une auxiliaire de puériculture, prend un congé maladie prolongé alors qu’elle vient de tomber enceinte. Aurélie se sent trahie car elle ne dispose pas des moyens financiers pour la remplacer et elle estime que Félicia aurait pu continuer à travailler quelques mois sans mettre en péril sa santé. En son absence, elle l’accuse, devant les autres employées, de ne pas tenir compte des difficultés rencontrées par l’équipe.
Un autre évènement de ce type marque un tournant dans les relations au sein de l’équipe. Durant le confinement sanitaire, l’activité de la crèche a été bloquée, mais les salaires des professionnelles ont été maintenus presque intégralement. Pour des raisons administratives, la directrice n’a pas pu, ou souhaité, mettre les employées au chômage partiel. Cependant, ne pouvant assumer les pertes liées à cette décision, elle se ravise et leur demande, en accord avec la direction du centre social, de faire des heures supplémentaires pour rattraper une partie du temps de travail perdu. Certaines professionnelles se sentent flouées et émettent des doutes quant à la légalité du procédé, mais n’osent pas s’opposer frontalement à la directrice. Par la suite, cette situation donne lieu à de véritables conflits professionnels, révélant à la fois la vulnérabilité des accueillantes et une certaine capacité de résistance.
Les Sirènes
Une institution privée orientée vers l’éducation préscolaire
Établissement privé à but lucratif, Les Sirènes se définissent avant tout par un projet d’éducation préscolaire pour les 3 à 6 ans. Au sein de ce projet, l’accueil des bébés est pensé comme un service supplémentaire à destination des parents, mais n’est pas réellement au centre des préoccupations. Contrairement au Petit Prince, on ne peut véritablement parler d’un idéal professionnel concernant la qualité de ce service, que Mme Rym, la directrice et fondatrice du jardin d’enfants, affirme avoir conçu pour pallier un manque dans le quartier. Ainsi, les accueillantes ne mettent quasiment jamais en avant de principes généraux concernant l’accueil des jeunes enfants.
Cette configuration est représentative de la grande majorité des jardins d’enfants en Tunisie. Il n’existe en effet aucune formation spécifique et aucun référentiel national centrés sur l’accueil des moins de 3 ans. Les formations existantes, qui délivrent des diplômes d’éducatrice ou d’animatrice de jardin d’enfants de niveau brevet de technicien supérieur ou brevet de technicien professionnel, concernent essentiellement les enfants de 3 à 6 ans. Aux Sirènes, les deux sections qui nous intéressent – accueillant des enfants de quelques mois à 2 ans pour la première, et de 2 à 3 ans pour la seconde – font office de garderie, quoiqu’un début d’enseignement formel soit délivré dans la section des 2 à 3 ans. Pour Mme Rym, « ce sont des bébés, donc l’essentiel c’est l’hygiène et la sécurité ».
La directrice affirme également ne pas avoir recruté ses employées sur la base de leurs diplômes, mais plutôt de leurs « qualités personnelles », et considère que ces qualités sont « innées » (bel fetra). Dans ce cadre, les relations de travail au sein du jardin d’enfants ne se fondent pas sur des valeurs communes ou sur une identité professionnelle partagée, mais plutôt sur une hiérarchie entre des statuts professionnels, définis en fonction de l’appartenance sociale des employées.
Une hiérarchie statutaire stricte
Ces statuts professionnels sont au nombre de trois. Au sommet, la directrice souvent appelée « Madame Rym », ainsi qu’il est d’usage en Tunisie. Présente par intermittence au jardin d’enfants, elle fait figure d’employeuse, d’administratrice et d’autorité lointaine pour les employées. C’est également elle qui fixe les grandes orientations pédagogiques. En dessous de la directrice se trouvent les « maîtresses » (prononcé en français), qui sont en charge de l’enseignement dans les différentes sections. Parmi elles se trouvent Mariem, la responsable de la section des moins de 2 ans, ainsi que Sirine et Selma, qui s’occupent, entre autres, de la section des 2 à 3 ans. Le dernier échelon de la hiérarchie est occupé par les « dames de service » (également en français), Fadhila, Âzza et Assala, notamment chargées de la plupart des soins aux enfants, de l’entretien des locaux et de la surveillance des classes en l’absence des maîtresses.
Entre ces trois fonctions, la répartition des tâches est relativement cloisonnée et la différence des statuts marquée. La directrice n’enseigne pas ni ne s’implique auprès des enfants ou dans les tâches matérielles. Si elle vient parfois voir les maîtresses dans les classes pour leur donner des instructions, elle ne discute jamais avec les dames de service, qui sont placées directement sous les ordres des maîtresses. Leur sont confiées les tâches les plus pénibles (porter les enfants qui ne marchent pas, mettre en place les lits dans le dortoir pour la sieste) ou celles qui sont jugées dégradantes (changer les couches, laver ceux qui se sont souillés, nettoyer le réfectoire, la bouche et les mains des enfants après les repas). À l’exception de Mariem, qui se partage avec Fadhila les soins aux tout-petits, les maîtresses n’effectuent jamais ce genre de tâches. De même, elles ne changent jamais la couche d’un enfant, même lorsque celle-ci est pleine depuis un certain temps et que les dames de service sont occupées ou indisponibles.
Les dames de service, une catégorie dominée et invisibilisée
Ce partage inégal des tâches et cette hiérarchie s’accompagnent d’une gratification différenciée et de conditions de travail différentes en fonction des statuts. Le salaire des dames de service s’élève à 450 dinars par mois (soit environ 130 euros), moitié moins que celui des maîtresses6. La charge de travail des dames de service est pourtant largement supérieure. Elles arrivent à sept heures du matin pour accueillir les premiers enfants (les maîtresses arrivent à 8 h 00 ou 8 h 30) et repartent entre 17 h 30 et 18 h 00 (contre 16 h 30 ou 17 h 00 pour les maîtresses). Présentes tous les jours de la semaine, elles reviennent également le samedi matin pour faire le ménage dans l’ensemble du bâtiment et ne disposent, durant la journée, d’aucun temps de pause, y compris aux heures des repas (occupées au ménage ou à la surveillance de la sieste), alors que les maîtresses peuvent fréquemment quitter leur poste pour faire une pause le matin ou pour manger.
Ces traitements inégaux correspondent aux différents niveaux de qualification, mais aussi aux origines sociales différenciées des professionnelles, et recoupent ainsi dans une large mesure la stratification sociale tunisienne en milieu urbain7. En effet, dans un secteur peu professionnalisé comme celui de l’accueil de la petite enfance, les diplômes sont délivrés par des instituts privés qui ne sont pas accessibles à tous. De plus, ils comptent assez peu dans le recrutement et les responsabilités confiées aux employés, ceux-ci étant souvent fondés sur des « qualités personnelles » (Mme Rym), la confiance et l’interconnaissance, qui impliquent la possession d’un certain capital social et la maîtrise de certains « codes » culturels.
Ainsi, la directrice est la seule professionnelle de l’établissement à être issue d’un milieu aisé. Originaire du quartier très aisé dans lequel est implanté le jardin d’enfants (elle se dit « fille du quartier », bent el houma), elle dispose du baccalauréat et a commencé des études universitaires avant de travailler dans des jardins d’enfants, puis de suivre une formation diplômante pour se lancer dans ce projet8. Âgée d’une quarantaine d’années, elle parle assez bien le français et son style vestimentaire comme ses manières sont assez similaires à celles des parents des enfants accueillis (qui appartiennent à la bourgeoisie, voire à la haute bourgeoisie tunisoise, et avec qui elle entretient des relations visiblement équilibrées). Les maîtresses, quant à elles, sont, pour la plupart, issues de la classe moyenne inférieure. Elles sont relativement jeunes (entre 30 et 35 ans), mais leur comportement au sein du jardin d’enfants et leur franc-parler témoignent d’une certaine confiance en elles. Si toutes ne disposent pas d’une formation spécifique, une partie d’entre elles est titulaire du baccalauréat et/ou d’un diplôme d’éducatrice ou d’animatrice de jardin d’enfants.
Les dames de service, en revanche, sont toutes issues d’un milieu social défavorisé et ne disposent d’aucune formation professionnelle. Elles ont abandonné leurs études au collège ou au lycée et habitent dans les quartiers les plus pauvres de la ville. Elles vivent dans des familles élargies ou « recomposées » par des accidents ou des déplacements récents (décès du mari, accueil d’une sœur venue d’une région rurale). Deux d’entre elles sont originaires du nord-ouest tunisien (ech-chamèl el gharbi), une région pauvre et délaissée par les politiques de développement, qui fournit traditionnellement de nombreuses employées domestiques pour les ménages aisés des grandes villes (Bouguerra 2017). Leur parler, marqué par un accent régional fort, est considéré comme rural dans la capitale et, contrairement à l’usage en vigueur dans les classes moyennes et aisées, elles utilisent très peu de mots français (ou les prononcent d’une manière indiquant qu’ils n’appartiennent pas à leur registre habituel).
L’inégalité des statuts et des conditions s’exprime également dans l’apparence et l’attitude des dames de service. Âgées de 50 à 60 ans, elles ont le visage et les mains marqués par le travail. Elles ne quittent pas un uniforme usé qui rappelle celui des infirmières, alors que la directrice est toujours en vêtements de ville et que les maîtresses, qui portent parfois une blouse, se sentent libres de l’enlever quand bon leur semble. En outre, conformément à l’ethos féminin dominant dans les milieux populaires, où la séparation sexuée est très accentuée, elles sont toutes voilées et adoptent avec moi des manières beaucoup plus réservées que les maîtresses. Contrairement à ces dernières, qui sont les référentes principales auprès des parents, elles ne parlent quasiment jamais avec les parents et restent la plupart du temps dans les salles. Leur travail est ainsi largement invisibilisé par l’institution.
De plus, les dames de service sont souvent traitées assez durement par les maîtresses, qui leur donnent des ordres sur un ton peu amène ou leur adressent des reproches, voire de violentes réprimandes. En voici un exemple :
À l’étage dans la section « crèche », je suis attiré par des cris provenant du rez-de-chaussée. Fadhila, descendue un instant plus tôt avec un enfant dans les bras pour le remettre à ses parents, est en train de se faire tancer vertement par trois maîtresses : Sirine, Habiba et Esma. L’enfant avait en effet une grosse griffure au cou et son père est revenu se plaindre après l’avoir récupéré, car personne ne le lui avait signalé. Frêle, courbée, Fadhila, qui est la plus âgée du groupe, se tient au milieu des autres et ne répond pas à l’avalanche de reproches qui lui sont adressés. Le visage très rouge, elle se contente de répéter, d’une voix anormalement aiguë : « Je vous jure, j’avais pas vu [wallah ma chouft] ! » Lorsqu’elle revient s’asseoir à la crèche, j’ai l’impression qu’elle est sur le point de se mettre à pleurer. Je tente de la réconforter à voix basse. Elle me répète : « Franchement, je m’en suis pas aperçue ! Je suis seule avec eux, je fais les couches, le ménage… Comment je pourrais voir ça ? »
Cette domination hiérarchique exercée par les maîtresses sur les dames de service renvoie indéniablement à une domination sociale et symbolique dépassant en partie le cadre des rapports professionnels. Elle se trouve renforcée par les difficultés financières que rencontre l’établissement. Tout comme la directrice du Petit Prince, Mme Rym est sous pression, du fait de la structure très concurrentielle du secteur des jardins d’enfants, de la pandémie de Covid et de l’inflation, qui ont engendré des pertes importantes pour l’établissement en détournant certains ménages de ce service coûteux. Les Sirènes étant en « faillite non déclarée », Mme Rym a dû faire un emprunt pour rembourser un emprunt précédent. Or, ces difficultés la poussent à accueillir un maximum d’enfants sans embaucher de personnel supplémentaire, mettant l’ensemble des professionnelles sous pression, ce qui conduit souvent les maîtresses à reporter cette pression sur les dames de service.
Pour résumer, en comparant l’organisation du travail au sein des deux institutions enquêtées, on constate qu’elles diffèrent en plusieurs points. Alors que le mode de gestion du Petit Prince s’apparente à une « coordination horizontale autour d’un projet » (Odena 2019), Les Sirènes se caractérisent par une identité bien moins marquée et une organisation beaucoup plus hiérarchique, ce qui occasionne des formes de domination plus apparentes entre les professionnelles. Dans les deux cas, les pressions de rentabilité engendrent cependant des tensions au sein des relations de travail. Dans la deuxième partie de cet article, je montrerai que ces tensions peuvent être source de souffrance au travail, révélant ainsi la vulnérabilité des professionnelles en général, et de certaines d’entre elles en particulier.
Souffrance au travail et vulnérabilité : des ressources inégales pour résister
La forte pénibilité du métier des professionnelles de la petite enfance engendre des situations de souffrance assez différentes en France et en Tunisie. En partie ressentie, au Petit Prince, comme une contradiction entre l’idéal professionnel et les conditions réelles d’accueil, cette souffrance est mise en avant et exprimée par les professionnelles qui disposent, dans une certaine mesure, de ressources sociales, culturelles et collectives pour se protéger et s’opposer à leur hiérarchie. Aux Sirènes, la pénibilité touche visiblement toutes les professionnelles, mais la souffrance qu’elle engendre se trouve renforcée par l’absence d’une atmosphère de soutien mutuel et souvent reportée sur les dames de service, qui disposent, elles, de très peu de ressources pour résister.
Les professionnelles face à la pénibilité du travail
Des conditions de travail inégales selon l’institution
Dans une institution comme dans l’autre, le premier facteur de souffrance et de tensions dans les rapports de travail est la pénibilité du métier, qui est à la fois physique et mentale. Le bruit, les sollicitations permanentes (Luciani 2023), la nécessité d’accorder une attention pleine et entière aux enfants et de faire preuve d’une vigilance constante pour répondre aux besoins affectifs de chacun et éviter les accidents, de les porter durant de longues périodes ou d’adopter des postures provoquant de fréquents maux de dos, la fréquence des maladies, ou encore la nécessité de donner de la voix pour se faire entendre et obéir (notamment lorsque des enfants se mettent en danger ou enfreignent les règles) (Luciani 2024), tous ces éléments rendent le travail auprès des tout-petits épuisant. En outre, la participation émotionnelle et la maîtrise de soi qu’exige le métier d’accueillante s’avèrent parfois éprouvantes, mettant les nerfs des professionnelles à rude épreuve.
Or, les conditions de travail propres aux Sirènes semblent exacerber cette pénibilité par rapport au Petit Prince. L’un des paramètres essentiels est notamment le nombre d’adultes par enfant (appelé « taux d’encadrement »), qui constitue, en France, l’élément le plus cité dans les revendications des professionnelles au niveau national. Dans les deux pays, les seuils légaux sont les mêmes – un adulte pour cinq enfants qui ne marchent pas ou pour huit enfants qui marchent – et correspondent globalement à ce que j’ai observé. Toutefois, outre le fait qu’ils soient considérés comme bien en deçà des besoins, au Petit Prince, les professionnelles sont au moins quatre ou cinq à se relayer tout au long de la semaine, tandis qu’aux Sirènes, aucune relève n’est prévue. Dans la section des tout-petits par exemple, Mariem et Fadhila s’occupent sans discontinuer des dix à seize enfants accueillis du lundi au vendredi. Dans la section des 2 à 3 ans, Sirine et Selma, qui se relaient auprès d’une dizaine d’enfants, sont seules dans la classe la plupart du temps, uniquement suppléées par une des dames de service au moment des repas, de la sieste et pour le change des couches.
Dans ces conditions, j’observe régulièrement des manifestations de fatigue, voire d’épuisement, comme l’illustrent les situations suivantes :
Selma, depuis ce matin, n’arrête pas de dire : « Ma tête [راسي – rassi] ! », en se prenant la tête entre les mains. Il y a beaucoup de bruit. Elle n’a visiblement pas la force de crier pour ramener le silence. Elle a de grosses cernes noires sous les yeux. Fadhila me demande de venir surveiller la section crèche pendant qu’elle va changer les couches. Selma me regarde partir sans rien dire. Elle a l’air désespérée.
Sirine croise les bras sur la table et enfouit sa tête dedans en émettant un son plaintif. Amir, un enfant alors tout nouveau aux Sirènes, va à la porte et sort de la salle. Elle le regarde avec une grande lassitude et ne fait rien pour le retenir.
Cette fatigue est si intense et elle influe tant sur le travail des professionnelles que la gestion des ressources humaines apparaît en réalité comme une gestion de l’épuisement des accueillantes. C’est en tout cas ce qui ressort du discours de la directrice, qui me confie un jour :
Avec elles, je suis toujours en train de repérer s’il y en a une qui ne va pas bien. Je lui dis : « Viens assieds-toi, dis-moi ce qui ne va pas », parce qu’un problème peut toujours arriver. Ça s’est déjà vu dans d’autres crèches. Il y en a qui tapent, qui crient, parce qu’elles sont stressées. Heureusement chez nous on n’a pas ce problème, mais je suis vigilante. Moi j’étudie un peu la psychologie des gens, je fais un peu ça avec elles.
Inégalités et absence de soutien mutuel aux Sirènes
Malgré ces paroles, cette pénibilité n’affecte pas toutes les professionnelles de la même manière. La fatigue des dames de service apparaît bien plus profonde que celle des maîtresses. À la fin de la journée, elles ont souvent le regard vide, la voix cassée et leurs réactions se font beaucoup plus lentes. J’observe ainsi souvent Fadhila mettre son visage dans ses mains et soupirer. Assise sur une petite chaise, elle intervient de loin auprès des bébés. Des signes assez évidents d’épuisement psychologique apparaissent, comme des gestes brusques, voire violents, ou des ordres contradictoires adressés aux enfants : « Viens ici [ija hnèè] ! Reste là-bas [oqôod ghadi] ! », dit-elle par exemple au même enfant un soir après une journée particulièrement éprouvante.
Un facteur particulièrement décourageant pour les dames de service est l’absence d’une dynamique de soutien mutuel. Contrairement au Petit Prince, où chaque accueillante sait qu’elle peut compter sur la présence des autres dans les moments difficiles et où il est exceptionnel que l’une d’entre elles doive rester seule avec les enfants plus de quelques minutes, la stricte répartition des tâches et l’inégalité des statuts aux Sirènes obèrent la mise en place d’une atmosphère de solidarité émotionnelle. Surveillant seules les enfants durant de longues périodes, confrontées aux pleurs et à la désobéissance répétée, voire à l’agressivité, de certains d’entre eux, les dames de service peuvent rarement compter sur le soutien d’une autre adulte pour se reposer un instant et faire ainsi baisser la tension psychologique causée par la surveillance des enfants. Comme j’ai pu moi-même en faire l’expérience en remplaçant les accueillantes lorsqu’elles s’absentaient, le sentiment de solitude face aux enfants est exacerbé dans les cas où l’on ne se sent pas légitime à demander de l’aide, tout comme la lassitude que le travail auprès d’eux provoque.
En outre, les formes de domination évoquées, conduisant les maîtresses à reporter sur les dames de service la pression subie, façonnent pour ces dernières un environnement de travail parfois hostile, qui évoque la « dureté » des conditions de travail de certaines ouvrières dans les usines tunisiennes, où « l’arbitraire », « les humiliations », voire le « harcèlement moral » sont souvent dénoncés (Barrières 2018)9.
Contradiction entre principes et conditions d’accueil au Petit Prince
Au Petit Prince, cet épuisement est également présent, mais l’accent mis sur la dynamique d’équipe permet, dans une certaine mesure, de le limiter. En revanche, les professionnelles semblent particulièrement souffrir du fait que leurs conditions de travail ne leur permettent pas de se conformer aux principes et aux idéaux constitutifs de leur identité professionnelle. Ainsi, elles se plaignent souvent, en réunion ou durant la journée, du fait qu’elles ne peuvent pas prendre le temps de s’occuper de chaque enfant individuellement et de résoudre les problématiques du quotidien en prêtant pleinement attention à leurs émois. Le sentiment de devoir réaliser un travail « à la chaîne », de devoir arbitrer en permanence entre des situations plus ou moins urgentes (consoler un enfant qui pleure plutôt qu’un autre par exemple) ou d’être obligées de se montrer trop expéditives face à ceux qui désobéissent et ne respectent pas les règles (alors qu’elles voudraient prendre le temps de leur expliquer calmement les choses et d’obtenir leur consentement sans les forcer) revient régulièrement10.
Ainsi, les différents facteurs de pénibilité, plus ou moins prégnants selon l’institution, sont souvent synonymes de souffrance pour les professionnelles. Vécue de manière différente en France et en Tunisie, cette souffrance est, en outre, répartie de manière inégale aux Sirènes. Or, la comparaison indique que les ressources dont disposent les accueillantes pour résister à la souffrance engendrée et s’affirmer dans les conflits professionnels, généralement assez limitées, sont tout aussi inégales.
Conflits professionnels, adversité et résistance : des ressources inégales
Au Petit Prince, les salariées font entendre leur voix
Au Petit Prince, les salariées ne tardent pas à faire entendre leur voix pour obtenir de meilleures conditions de travail et les conflits, jusque-là larvés, éclatent. Le premier concerne les heures supplémentaires non rémunérées. Cécile, une éducatrice de jeunes enfants récemment diplômée, s’est plainte plusieurs fois de la gestion d’Aurélie, qu’elle estime trop personnelle et « fusionnelle ». Selon elle, la directrice fait passer les demandes légitimes des salariées (en l’occurrence le paiement des heures supplémentaires) pour des services personnels, voire des faveurs. Quelques semaines plus tard, une de ses amies, camarade de promotion, est recrutée par le centre social sur un poste extérieur à la crèche. Rapidement, elle entreprend de critiquer la gestion peu transparente du centre social, la connivence entre Aurélie et la directrice de l’institution, et décide de ne pas prolonger sa période d’essai. Aurélie réagit très vivement en présence des employées : « Elle vient d’arriver et elle critique ! D’où elle se permet de dire ça ? » Cécile et Dominique, sans prendre clairement parti face à Aurélie, me laissent alors entendre qu’elles ne partagent pas son avis.
À la fin de l’année, les heures supplémentaires sont à nouveau évoquées. Durant les mois précédents, les salariées se sont résolues à les effectuer, mais elles se sont plaintes à plusieurs reprises. En réunion, Aurélie réagit à leur mécontentement en réaffirmant les avantages dont elles bénéficient :
Quand il y en a une de vous qui a un empêchement, je suis toujours arrangeante, je vous demande jamais de rattraper. Alors je vous demande de faire des heures supplémentaires, mais il faut voir aussi les avantages que vous avez ici. Je ne connais pas beaucoup de crèches qui soient aussi arrangeantes sur les emplois du temps. Vous n’enchaînez pas des journées difficiles, je fais attention à chaque fois. Et je ne connais pas non plus beaucoup de crèches où il y a une heure de réunion rémunérée par semaine.
Cette mise au point ne correspond pas aux attentes des employées et le conflit s’étend à d’autres sujets. En réunion, Dominique et Cécile se plaignent plusieurs fois des conditions de travail difficiles. Aurélie, habituellement très à l’écoute, se montre de moins en moins compréhensive. En ma présence, elle estime que les salariées n’ont pas de raison de se plaindre et qu’elles se « noient dans un verre d’eau ». Dans ce conflit, elle est soutenue par Alice, une apprentie qui l’assiste dans les tâches administratives. Dominique et Cécile, n’ayant plus réellement confiance en la direction, songent à quitter la crèche. N’osant plus s’opposer frontalement à Aurélie, elles sont plus souvent absentes pour cause de maladie et me suggèrent régulièrement des idées à faire passer en réunion (estimant que ma position « neutre » les fera mieux accepter). Quelques mois après mon départ, elles quittent toutes deux Le Petit Prince pour d’autres institutions. Elles sont ainsi passées, sur leur lieu de travail, par toutes les options décrites par Hirschman (1970) au sujet des usagers des services publics face aux défaillances de l’institution : le loyalisme (loyalty), la prise de parole (voice) et la défection (exit).
On voit également ici que la directrice, du fait des pressions qu’elle-même subit, se montre sourde aux difficultés des employées situées à l’échelon inférieur, et surtout que le recours à l’arrêt maladie peut faire office de moyen de résistance. Si en France, les taux de syndicalisation des professionnelles de la petite enfance peuvent être assez élevés par endroits (Meuret-Campfort 2014), ils mènent rarement à des actions concertées contre une direction de crèche. Dans ce cadre, le « risque socio-professionnel » constitue une forme de protection contre la souffrance au travail lorsque les protestations (voice) ne sont pas prises en compte, ce que certains considèrent d’ailleurs comme caractéristique des relations de travail contemporaines, au-delà de la petite enfance, la lutte sociale collective étant considérablement affaiblie (Gaulejac 2005).
À l’échelon supérieur, les difficultés rencontrées par Aurélie l’illustrent de manière flagrante. Malgré le rétablissement de l’équilibre des comptes de la crèche après la fin de mon enquête, elle souffre de surmenage et se plaint des problèmes de gestion récurrents. Quelques mois plus tard, elle m’annonce :
Je me suis mise en arrêt maladie, j’en pouvais plus. C’est compliqué au centre social. Les filles se mettent beaucoup en arrêt maladie, donc je compense énormément sur la crèche. Et [la directrice du centre social] me met beaucoup la pression pour que je rattrape le travail administratif des autres. Donc voilà, je me suis mise en arrêt maladie. Mais elle ne comprend pas que je suis en surmenage. Elle me le reproche beaucoup. Là, tu vois, je suis en arrêt maladie et je fais les demandes de financement. Je m’occupe pas de mon fils…
Les dames de service : une résistance inutile ?
Cette capacité de résistance, quoique limitée, est précisément ce qui fait défaut aux dames de service des Sirènes. Manquant de ressources individuelles ou collectives pour défendre leurs droits ou leurs opinions11, elles ne peuvent se défendre lorsqu’elles sont malmenées par les maîtresses, et en sont réduites à protester entre leurs dents, ce qui apparaît lors de cette altercation :
Âzza est violemment prise à partie par Habiba et Sirine parce qu’elle n’est pas descendue à temps pour porter un enfant à l’étage. Dans la journée, à chaque fois qu’elle entre à la crèche, elle grommelle : « C’est tout pour ma poire [elkoll âala rasi], je les change, je les descends, j’ai pas le temps de manger… »
Parfois, pointant le caractère contradictoire ou irréalisable des ordres qu’elles reçoivent, elles ne peuvent qu’abandonner une partie de leurs missions, quitte à risquer de nouvelles remontrances. Ainsi Âzza, visiblement malade et épuisée, s’exclame-t-elle à l’intention de Fadhila : « Ils me disent de descendre, moi j’ai les petits à surveiller. Ils se tapent. Moi je m’en fous, je leur ai dit, c’est pas ma responsabilité ! »
Malgré la colère, l’impuissance et le sentiment d’injustice qu’elle éprouve, Âzza ne s’élève jamais contre la hiérarchie. Par contraste, Ibtissem, une jeune aide-soignante brièvement embauchée pour aider Mariem et Fadhila à la crèche, ne se laisse pas faire. Plusieurs fois, elle prend Fadhila à témoin et se plaint de l’attitude de Mariem : « Pourquoi elle fait sa cheffe comme ça ? Je suis diplômée moi. » Après quelques semaines, elle quitte l’établissement sans que les causes de son départ n’apparaissent clairement. Fadhila, dans une discussion avec moi, se plaint alors des conditions de travail et notamment du nombre trop élevé d’enfants : « Normalement, on devrait être une de plus… » Lorsque je lui demande pourquoi Ibtissem est partie, elle grommelle quelques mots dans lesquels j’entends seulement « adolescente » (mourahiqa). Puis, elle dit à voix haute :
« Elle est rebelle, quand tu lui dis quelque chose, elle répond.
– Et toi, [tu ne réponds] jamais ?
– Non… »
Cette impossibilité d’exprimer clairement une protestation semble en grande partie liée au statut social inférieur des dames de service et à l’organisation du travail dans ce secteur. Sachant que le rapport de force joue en leur défaveur, elles n’osent engager un conflit ou une négociation portant sur leurs conditions de travail :
Un jour, Âzza s’approche de moi et me demande, à voix basse : « Tu as du temps demain ? Je voudrais te parler ». Comme, je lui propose de venir au jardin d’enfants, elle me dit : « Non, pas ici » et me donne le nom d’une rue où nous nous croisons parfois. « Ça reste entre nous, hein ? », ajoute-t-elle. Le lendemain, elle ne vient pas au rendez-vous, mais, quelques semaines plus tard, elle me confie discrètement, parlant précipitamment à voix basse, qu’elle est épuisée et que le travail est trop dur. Elle estime qu’elle est maltraitée par la hiérarchie. Je lui propose d’en parler à l’extérieur. Elle accepte, mais, de nouveau, elle ne vient pas au rendez-vous. Une semaine plus tard, elle me glisse qu’elle va changer de travail. Lorsque je lui demande si elle a essayé d’en parler à la directrice, elle écarte la suggestion d’un geste de la main : « Ça sert à rien [hikayetha fèrgha, littéralement « son histoire est vide »], je t’appellerai et je te raconterai… »
Âzza, néanmoins, ne quitte pas son poste, du moins jusqu’à la fin de mon enquête aux Sirènes12. La « défection » (exit) semble en effet difficilement envisageable dans un contexte d’inflation et de chômage élevés, et en l’absence de qualifications ou de capital relationnel permettant de trouver un autre emploi. Ainsi, le conflit relatif aux conditions de travail, au lieu de se manifester entre les employées et la direction, éclate entre les différentes factions d’employées et laisse certaines d’entre elles sans protection face à la violence de leur environnement de travail.
Conclusion
Cet article a cherché à comparer les conditions de travail des professionnelles de la petite enfance dans deux institutions d’accueil, en France et en Tunisie. Les différences dans l’organisation du travail au sein de ces établissements, si elles renvoient, pour certaines, à des particularités propres à chaque institution, reflètent également des caractéristiques du secteur de l’accueil de la petite enfance au niveau national. La forte identité professionnelle et la forte cohésion d’équipe qui caractérisent Le Petit Prince sont en partie représentatives des crèches françaises par rapport aux jardins d’enfants tunisiens. Aux Sirènes, la centralité de la hiérarchie statutaire, fondée sur des distinctions sociales plutôt que sur une échelle de qualifications, est typique du fonctionnement des établissements d’accueil en Tunisie.
Or, ces différences influencent les formes de souffrance au travail auxquelles se confrontent les professionnelles. Alors que les deux établissements font face à des difficultés financières occasionnant une dégradation des conditions de travail, l’absence d’une atmosphère de soutien mutuel et la tendance à reporter la pression sur l’échelon inférieur de la hiérarchie aux Sirènes engendrent des formes d’épuisement chez les professionnelles, voire des humiliations pour les dames de service. Au Petit Prince, la difficulté est surtout ressentie comme une contradiction entre l’idéal professionnel et les conditions de travail réel. Mais les accueillantes françaises disposent tout de même de certaines ressources pour s’opposer à leur hiérarchie et revendiquer de meilleures conditions de travail, y compris par le recours, en dernière instance, aux arrêts maladie ou à la « défection ». En Tunisie, ces ressources sont plus inégalement réparties, les dames de service paraissant sans recours face à la violence exercée par la hiérarchie, ce qui empêche l’établissement de négociations ou la survenance de conflits professionnels relatifs aux conditions de travail.
En définitive, cette comparaison permet ainsi de mettre en relief différents facteurs de vulnérabilité propres aux métiers de la petite enfance et à celles qui les exercent de part et d’autre de la Méditerranée. D’une certaine manière, elle montre aussi qu’il serait problématique d’associer automatiquement la notion de pouvoir d’agir (ou d’agentivité) à celle de vulnérabilité, dans la mesure où, comme le soutient Garrau (2021), cela tendrait à dé-problématiser de telles situations en insistant sur les ressources propres des sujets pour agir sur le monde social, alors mêmes que certains d’entre eux sont privés « des conditions relationnelles et sociales qui permettent de maintenir et d’exercer leur autonomie ».

